Rendons visible un islam de connaisance

Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni

16-01-2021

Les terribles attentats ayant frappé notre pays, parmi d’autres, ont fait resurgir la question récurrente des rapports de la société française avec l’islam. Dans ce contexte, les « élites républicaines et musulmanes » sont sommées de prendre position pour dénoncer la violence, et pour contribuer à faire cesser l’état de désorganisation plus ou moins chronique qui règne au sein de l’islam de France.

Mais comment être musulman et républicain ? Quelles lois sont à placer au-dessus des autres : les « lois de Dieu » ou les « lois de la République » ? Même si les responsables religieux musulmans n’ont eu de cesse de dénoncer les attentats, et de mettre en garde contre les amalgames, il reste toujours, dans l’esprit de nombre de nos concitoyens, la suspicion selon laquelle l’islam violent serait finalement le « vrai islam », et les défenseurs d’un islam pacifique, des naïfs ou des hypocrites. On nous dit  mais lisez le Coran, il est plein de versets appelant à la guerre ! Et cette violence n’est-elle pas la preuve qu’au fond, la religion et l’islam en particulier restent, comme l’assène le philosophe Yvon Quiniou, « une imposture morale, intellectuelle et politique » ? Et pourtant, ces élites musulmanes et républicaines existent. Justement parce qu’elles sont républicaines, elles ne mettent pas en avant leur appartenance religieuse, et elles ont « joué le jeu » au sein de la société française en s’élevant, d’abord grâce à l’école, vers des positions élevées dans les corps intermédiaires : universitaires, médecins hospitaliers, chefs d’entreprise, élus nationaux et locaux... Nos concitoyens musulmans ont adhéré à l’idéal républicain de l’égalité et du mérite. Et contrairement à l’opinion reçue, cette adhésion ne s’est pas faite au détriment de notre foi.

Qu’on nous permette un témoignage : notre appartenance à la communauté nationale et notre adhésion à l’islam, une adhésion de choix pour certains d’entre nous, nous apparaissent tout à fait compatibles. L’identité de chacun d’entre nous est faite de cette appartenance, de cette adhésion, et des confluences de son histoire personnelle. Notre appartenance citoyenne nous fait adhérer aux valeurs de la République : liberté — et au premier titre la liberté de conscience —, égalité, fraternité. Nous le comprenons comme le prolongement de nos valeurs religieuses. Nous adhérons aussi au principe de laïcité qui rend possible la pratique de notre culte. Quant à notre engagement spirituel, il nous enjoint l’amour d’autrui et le souci de travailler pour le bien commun. Le Coran, qui constitue pour les musulmans « la parole de Dieu », doit, justement parce qu’il apparaît sous une forme très déroutante, être sujet à exégèse et à interprétation, car le texte doit, d’une part, être compris dans ses sens multiples, d’autre part, être replacé dans son contexte, celui de l’Arabie du VIIe siècle. Ce qui est en jeu, c’est l’articulation du message universel du texte, et un exemple d’adaptation particulière de ces messages universels au contexte de la révélation, la chronique de la prédication dans la société païenne de La Mecque puis de la constitution de la première société musulmane à Médine. Comme « nous n’avons rien omis dans le Livre », le Coran contient bien de l’universel, et un particulier, qui ne peut pas être universalisé sans cesser d’être un particulier.

L’ÉCOLE A UN RÔLE ESSENTIEL

Dans ce particulier se trouve la relation des événements de l’époque de la révélation. Ces événements ont été pour partie guerriers, et donc violents. Il ne s’agit pas de les supprimer du texte — il est absurde de vouloir « réformer » le Coran comme on en a lu la proposition — mais de les placer dans cette perspective relative, où ils ne peuvent pas devenir des normes, sinon des normes symboliques, celles du combat contre soi-même pour s’améliorer, ce que le Prophète appelait la « guerre sainte contre l’âme » (djihad an-nafs). Plus d’un siècle et demi après la fin de la révélation, une nouvelle adaptation à des circonstances différentes, celles de l’Empire abbasside, a été élaborée, à une période où les enjeux étaient complètement différents de ceux des sociétés modernes, et où les mœurs politiques et sociales étaient autres, notamment le rapport à la violence d’État après les différentes guerres civiles que l’Empire musulman avait connues. C’est cette codification, somme toute tardive, que l’on appelle la charia classique. Elle contient des prescriptions liturgiques et rituelles, mais aussi la normalisation des rapports sociaux. Une telle normalisation était adaptée à son temps. Mais nous avons désormais un autre regard sur le monde, sur la personne humaine, sur la diversité des religions et croyances, sur l’organisation de la société. Les lois de Dieu sont d’abord des lois éthiques et spirituelles, qu’il s’agit de vivre dans la société où nous sommes placés.

Il nous semble que l’aspiration de l’immense majorité des musulmans vivant en France est de retrouver la grande tradition intellectuelle, scientifique, philosophique, éthique et mystique de l’islam, et de l’ouvrir aux échanges entre les êtres humains dans leur diversité culturelle et religieuse, et à l’urgence de construire un avenir commun sur une planète dont les ressources apparaissent désormais limitées. Œuvrons donc à une meilleure connaissance de l’islam dans sa richesse, comme un questionnement et non un endoctrinement. L’école a un rôle essentiel dans ce domaine, en présentant non seulement les règles du vivre-ensemble (ce qu’on a voulu appeler la « morale laïque », qui est en fait très proche des « morales religieuses » dans leur acception ouverte), mais aussi le fait religieux dans sa dimension originelle (« les débuts de l’islam ») et intellectuelle. Et il faut aussi d’autres instances qui puissent participer à une formation continue de nos concitoyens aux enjeux d’un monde qui se transforme si vite. Ce que nous attendons des pouvoirs publics, c’est de rendre visibles, sous diverses formes et dans le strict respect du principe de laïcité, les initiatives de celles et ceux qui promeuvent un islam de connaissance, à la fois citoyen et spirituel.

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