Totalitarisme et universalité

Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni

22-11-2023

Ceux qui croient encore aux enseignements des textes sacrés savent que la marche des temps est descendante, et que nous vivons actuellement une période spéciale, qui est désignée par la Tradition hindoue comme la fin du Kali-Yuga, l’« Âge sombre » et Âge des conflits, et par les différents rameaux de la tradition abrahamique comme les « temps de la fin » qui précèdent l’avènement eschatologique ultime. Cela ne doit pas nous étonner : le temps est compris dans la perspective traditionnelle comme le lieu métaphysique du déroulement des possibilités de manifestation, et, en raison de l’éloignement même du Principe, ce sont les possibilités inférieures qui se manifestent en dernier, celles qui trahissent le désintérêt des hommes vis-à-vis de l’esprit, et la dégradation de l’ordre des choses. Le rythme auquel ces possibilités inférieures se réalisent semble accélérer au fur et à mesure que l’on se rapproche de la fin, sans qu’il soit possible de dire quand la fin adviendra, car il s’agit là d’un secret connu de Dieu seul, ou pour dire les choses d’une autre façon, nul ne sait quelles possibilités sont susceptibles de se manifester encore au sein de la Toute-Possibilité universelle. C’est la qualité même des hommes qui est la mesure de l’écoulement du temps, comme l’explicite, entre autres traditions, l’islam dans le hadith bien connu. Dans cette perspective, l’aveuglement croissant des hommes à l’égard de la signification spirituelle des événements qu’ils sont en train de vivre constitue, en soi, l’un des signes préoccupants de la proximité de l’heure.

Par l’impression qu’ils ont provoqué dans la conscience humaine, les événements violents qui se sont produits ces dernières années entre le monde occidental et le monde musulman, et qui ont mis en jeu des actions et réactions au niveau mondial, peuvent indéniablement être considérés comme la manifestation de certains des « signes des temps » dont nous parlent les enseignements traditionnels. L’Occident affectait de prendre le tournant du millénaire comme la fin même de l’histoire, et l’entrée dans un royaume terrestre de prospérité matérielle et de consensus pacifique, parodies des promesses eschatologiques du Royaume céleste et de la Paix véritable « non comme la donne le monde ». Ces terribles événements l’ont amené à douter de cette perspective. Mais, au lieu d’être vécus comme un « rappel à l’ordre », ils ont donné lieu à des analyses qui risquent, si elles se traduisent dans les faits, d’engendrer des conséquences plus néfastes encore. C’est en effet le sort même des rapports entre Orient et Occident qui est en jeu. Dans ce contexte, nous voulons porter à l’attention de nos lecteurs deux parutions récentes qui trahissent cette erreur tragique de perspective dans la compréhension des signes des temps, en contestant la légitimité religieuse de l’islam, en se méprenant sur le message de René Guénon, et en mettant en cause la possibilité même d’une action spirituelle de la part des musulmans vivant en Occident.

Dans son livre « Le totalitarisme islamiste à l’assaut des démocraties », Alexandre Del Valle dresse un réquisitoire sans appel contre l’islamisme, qui est accusé de s’opposer aux valeurs de l’Occident et de vouloir le détruire de façon brutale ou insidieuse. Mais ce n’est pas tant la critique de l’islamisme qui constitue la caractéristique du livre, que celle de l’islam lui-même. En effet, la tradition islamique y est accusée de contenir le germe de sa propre déviation islamiste. En conséquence, ceux que l’auteur appelle les « islamophiles », c’est-à-dire ceux qui défendent peu ou prou la possibilité de relations constructives avec l’islam, participent, plus ou moins à leur insu, au « complot islamiste », ou sont manipulés par lui. La liste de l’auteur comprend ainsi pêle-mêle les adeptes du relativisme post-moderne, les « intellectuels progressistes », les promoteurs du dialogue interreligieux, à commencer par l’Eglise catholique elle-même, et, de façon éminente, tous ceux qui pratiquent et prônent un islam spirituel, devenu ainsi le cheval de Troie des menées islamistes. Ce point fait l’objet de l’avant-dernier chapitre du livre, qui porte comme titre « l’islamiquement correct ou le suicide philosophique des démocraties occidentales ». L’auteur y pourfend le mythe de la tolérance de l’islam andalou », « le mythe parallèle de la dette occidentale vis-à-vis de la philosophie arabo-musulmane », et après une critique en règle de l’Église catholique qui « vole au secours de l’islam », « le lieu commun du soufisme comme islam tolérant et œcuménique », particulièrement visé pour « son rôle central dans le processus de conversion à l’islam en Occident ». L’auteur s’attarde alors sur « l’influence centrale de la pensée de René Guénon et du soufisme guénonien », dont le message posthume se trouve être résumé en une phrase lapidaire : « l’islam est la solution à la décadence de l’Occident ». « En définitive, écrit l’auteur, si Guénon s’est converti à l’islam, tout comme la plupart de ses émules, c’est essentiellement parce qu’il tenait l’Occident ex-judéo-chrétien pour définitivement perdu et l’Orient musulman pour supérieur. La conséquence logique d’un tel constat n’était autre que de se désolidariser radicalement de sa propre civilisation et d’embrasser l’islam. » Mais Guénon aurait ainsi « théorisé » le combat contre l’Occident : la « haine radicale et mystique de tout ce qui se rapporte à la modernité occidentale » dont Guénon fait preuve « inspirera non seulement maints penseurs islamistes, qui y verront une justification de leur haine antioccidentale, mais également les milieux idéologiques extrémistes européens allant de l’extrême gauche antioccidentale et tiers-mondiste à l’extrême droite la plus anti-américaine et antimoderniste. » « L’unité des religions » devient ainsi, selon l’auteur, le « thème central du prosélytisme islamique », un thème transversal qui relie « soufisme guénonien » et « islamisme radical ». Bien loin de comprendre cette unité des religions comme un appel à la connaissance réciproque et à la réconciliation, l’auteur y voit la plus subtile des manœuvres pour pénétrer les consciences dans un Occident dépourvu de défenses morales.

Nous en avons dit bien assez pour que le lecteur se fasse une idée du contenu du livre. Le grand problème du celui-ci est qu’il a, certes, la force de la simplicité, mais qu’il en montre aussi toute la faiblesse. En effet, l’auteur, comme beaucoup d’autres avant lui, considère l’Occident et le monde musulman comme deux monolithes en action géostratégique. C’est ainsi que la nuance est négligée au profit de l’amalgame, plus apte à aligner les rangs dans la perspective dualiste du « choc des civilisations ». Or cette perspective masque les causes réelles du mal. C’est en effet un même mouvement qui entraîne toutes les « civilisations » vers la décadence, et le monde musulman, comme l’Occident mais avec un peu de retard, suit cette inéluctable marche eschatologique. Les différentes organisations islamistes qui travaillent le monde musulman partagent la même tentative idéologique de trouver une modernité en cohérence avec les interprétations les plus littéralistes de la Révélation, celles qui précisément, en promouvant un sens unique et obvie pour chaque verset, aplatissent le message divin à la médiocre mesure de la raison, et nient le caractère anagogique de la récitation coranique agissant par, et sur, l’intellect. Par la priorité qu’elles attribuent à l’action sociale et politique, leur goût de la force militaire, leur prédilection pour la technique, leur insistance sur les aspects quantitatifs du monde au détriment des aspects qualitatifs, ces organisations sont des descendantes plus ou moins directes de la vision occidentale du monde. Pour cette raison, elles se placent d’emblée sur le même terrain que l’Occident, dont elles contestent le leadership mondial, et auxquelles elles entreprennent de s’opposer frontalement. Les plus violentes d’entre elles détournent la pratique du jihâd, en le réduisant au combat militaire, alors que le plus grand combat est celui que l’on mène contre soi-même, parce que l’on ne peut prétendre changer le monde si l’on n’a pas combattu au préalable, et en même temps, le diable qui est soi. Elles profanent le don de soi en transformant en suicide absurde la vocation du shahîd, du témoin spirituel qui accepte de sacrifier sa vie à Dieu en sacralisant les actes de son existence dans l’adoration du Seigneur et l’amour d’autrui. Malgré des différences de façade, les blocs qui se font face ont donc en commun une même conception idéologique du monde, dans laquelle l’analyse des rapports de force conduit à des actions et à des réactions sans fin. La haine des uns s’entretient de la haine des autres, à l’instar de ces fauves qui s’entre-dévorent sur les armoiries. Mais ne nous trompons pas. Ce sont bien les menées de l’Imposteur, « le Messie trompeur », al-Masîh ad-Dajjâl, qui sont à l’œuvre, à la fois dans les appels à la paix et la guerre que l’on entend de part et d’autre, toujours au nom d’un Dieu que l’on ne connaît plus comme le Dieu unique de toute l’humanité, mais comme « son » propre dieu. N’est-il pas dit que le Messie trompeur viendra, à la fin des temps, « avec une image de l’enfer qui sera en réalité le paradis, et une image du paradis qui sera en réalité l’enfer », brouillant ainsi les repères et s’efforçant de tromper « jusqu’aux élus, si c’était possible » ? De part et d’autre, on brandit en effet ces images de l’enfer et du paradis devant les caméras, car la guerre se mène davantage dans la conscience et la compréhension des hommes des derniers temps que sur le théâtre des opérations.

On peut certes affirmer que l’islamisme est un totalitarisme, et l’Occident s’y connaît en matière de totalitarisme, après avoir engendré tant d’idéologies monstrueuses, notamment au cours du dernier siècle. Mais ce totalitarisme n’est pas principalement dirigé contre l’Occident. Il s’attaque d’abord à la tradition islamique, qu’il s’efforce de détruire de l’intérieur sous prétexte de « réforme » ou de « retour aux sources ». Par ses appels à une conversion généralisée, et la violence de la vision globale du monde qu’il propose, l’islamisme détourne l’universalité de l’islam qu’il rend, à dessein, haïssable aux yeux du plus grand nombre. Or la grande majorité des penseurs occidentaux ayant perdu le goût de la spiritualité, il leur est de plus en plus difficile de faire la différence entre le bon grain et l’ivraie, entre ce qui est authentiquement religieux et ce qui imite le religieux, entre le message de l’islam orthodoxe et les interprétations dévoyées de l’islamisme. Tel est bien l’objectif poursuivi. Il faut reconnaître qu’une telle assimilation erronée se produit aussi dans l’autre sens, parce que ce mouvement descendant affecte l’humanité entière. L’Occident est en effet prompt à se réclamer des valeurs judéo-chrétiennes, alors que ces valeurs ont été laissées sur le bord de la route au cours de l’aventure prométhéenne de la modernité. Il fonde même sa prétention à exporter ses valeurs qu’il estime universelles en récupérant, et en détournant en quelque sorte, l’universalité du christianisme. Les islamistes répondent avec la même promptitude pour mélanger Occident, judaïsme et christianisme, dans une même condamnation des « nouveaux croisés » menaçant le monde musulman.

On comprendra alors aisément que l’interprétation du message de René Guénon, et du rôle du soufisme en Occident, qui est proposée par Alexandre Del Valle, souffre de cette terrible cécité. Le message de René Guénon ne saurait reposer sur la haine de l’Occident, mais sur un examen lucide des présupposés philosophiques prétendument universels sur lesquels la vision moderne portée par l’Occident entend fonder sa suprématie dans le domaine de la pensée et de l’action. Il n’y a là aucune passion, mais une salutaire « prise de conscience ». Dans la perspective du message de Guénon, il faut bien comprendre que l’Orient et l’Occident sont d’abord des « axes métaphysiques », traduisant l’apparition et la disparition de la connaissance. Il est ensuite normal qu’en vertu de correspondances symboliques bien précises, l’apparition de la connaissance se produise du côté de l’Orient géographique (là où ont surgi les trois rameaux du monothéisme abrahamique) et que sa disparition advienne vers l’Occident géographique. Mais les axes métaphysiques ne peuvent pas, et ne doivent pas, être identifiés de façon trop précise à des pays dont les frontières tracées par la main de l’homme, à travers les vicissitudes de l’histoire, sont conventionnelles et artificielles. À ces deux polarités métaphysique et géographique s’ajoute maintenant, pour mieux les brouiller, la polarité idéologique du « choc des civilisations » où l’Occident (« démocratique et moderne ») s’oppose à la religion islamique identifiée au monde arabo-musulman (« totalitaire et archaïque »). René Guénon considère le sort de l’Occident sans aucune arrière-pensée idéologique, et en constate la crise profonde, une crise confirmée depuis par bien des penseurs, et qu’Alexandre Del Valle lui-même n’est pas loin d’admettre, lui qui reconnaît que « l’Occident ne s’est […] jamais remis de l’accouchement douloureux de sa modernité mis au monde dans un violent cri de rejet de son passé judéo-chrétien. » Cependant, René Guénon, qui envisage diverses hypothèses pour le sortir de la crise du monde moderne, n’a jamais considéré que l’islam serait « la » solution à cette crise. Si René Guénon a embrassé l’islam, c’est parce qu’il y a trouvé les supports symboliques d’une réalisation spirituelle à laquelle il s’est senti appelé, sans haine ni rejet des révélations antérieures. C’est pour cette raison, et cette raison seulement, que les membres de l’IHEI ont embrassé l’islam. Ils témoignent ainsi qu’il est possible de vivre sereinement la foi islamique sur la terre d’Europe, en une époque où l’ombre de l’Occident métaphysique s’est projetée à peu près partout sur terre, mais où l’Orient métaphysique reste accessible, et le restera jusqu’à la fin des temps.

C’est justement cette question de l’accessibilité de l’Orient métaphysique qui se trouve au cœur du long article, intitulé « Un “Centre spirituel authentique et complet” ou des Occidentaux égarés en Occident » que Patrick Zanzi a publié dans deux livraisons successives de la revue « Vers La Tradition ». Alors qu’Alexandre Del Valle s’efforçait de montrer la fidélité du « soufisme européen » à son interprétation toute personnelle du message de René Guénon, Patrick Zanzi s’attelle, quant à lui, à montrer que ce même « soufisme européen » n’a, au fond, pas de légitimité dans le cadre du même message. On verra toutefois que les deux critiques sont, au fond, très proches, puisqu’elles trahissent un même rejet de la présence musulmane en terre occidentale. La question cruciale qui constitue l’arrière-plan de ce texte, et qui a donné lieu à bien des débats entre ceux qui se réclament de l’œuvre de René Guénon, notamment dans « Vers La Tradition », mais aussi dans nos « Cahiers », est celle du destin de l’Occident, dont la survie est menacée par l’absence de fondations authentiquement traditionnelles. La question plus précise abordée par l’article concerne la possibilité qu’un centre spirituel authentique se réclamant de l’islam puisse s’établir en Occident. Il s’agit là au départ essentiellement d’en examiner la possibilité, même si les conditions cycliques sont évidemment défavorables. Mais accepter que ces conditions rendent totalement impossible l’existence de centres spirituels, à quelque tradition qu’ils appartiennent, reviendrait à faire son choix définitif entre les fameuses hypothèses proposées par René Guénon, et à laisser l’Occident s’acheminer inexorablement vers sa destruction faute de secours spirituels. En fait, l’argument de Patrick Zanzi porte plus spécifiquement sur la possibilité de centres spirituels appartenant à l’islam, et repose sur une citation de René Guénon : « Jamais aucune organisation orientale n’établira de “branches” en Occident. ». L’auteur propose alors une explication de cette affirmation : « En fait, si une véritable et authentique branche orientale s’établissait en Occident, ceci signifierait, entre autre, que tout ce que l’on peut considérer comme proprement traditionnel et occidental est tout à fait mort, ce qui n’est pas le cas et ne le sera pas. » S’il en est ainsi, poursuit l’auteur, c’est parce que « le Christ répondant à Pierre, lui indique implicitement que saint Jean doit “demeurer” jusqu’à Sa seconde venue, et l’on sait la parole évangélique que René Guénon rappelle et qui indique que le catholicisme perdurera jusqu’au pralaya. » Ne pouvant être oriental pour cette raison-là, et ne pouvant être occidental pour la raison que ses membres seraient musulmans, donc appartenant à une religion orientale, ce centre se réclamant de l’islam se situerait ainsi dans un no man’s land éminemment suspect où ses membres pourraient être justement attaqués.

Cette critique repose en fait sur un double refus : celui de considérer la possibilité que l’islam soit aussi « occidental », et celui de considérer que le christianisme ne soit pas exclusivement « occidental ». L’auteur souscrit à l’opinion générale selon laquelle il y a des religions orientales et des religions occidentales. Il est certes possible d’utiliser ces qualificatifs à des fins d’exposition, mais il faut garder à l’esprit que le judaïsme et le christianisme sont tous deux des religions métaphysiquement orientales, et nées dans l’Orient géographique, même si la providence les a conduits à se répandre et s’implanter durablement dans l’Occident géographique. On ne voit pas quelle supériorité sur les autres religions cette implantation leur aurait apportée. De façon semblable, l’islam, qui a beaucoup en commun avec le judaïsme et le christianisme, est lui aussi métaphysiquement oriental, et né dans l’Orient géographique. Au cours de son histoire, il a été amené à s’implanter également dans l’Occident géographique : dans le sud de l’Espagne, en Sicile, en Italie, dans les Balkans. Cette implantation a été durable. On ne voit pas au nom de quoi une présence nouvelle de l’islam en terre Occidentale, serait, en droit ou en fait, désormais impossible. On ne peut pas argumenter que la présence du christianisme rend impossible celle de l’islam. Les trois religions monothéistes ont coexisté pendant des siècles sur la terre d’Occident, et aussi en terre d’Orient. Il est toutefois clair qu’au temps du Moyen Âge, la vigueur de la foi chrétienne, et la Chrétienté comme civilisation traditionnelle, ont constitué un rempart contre l’expansion de la foi musulmane et de la civilisation traditionnelle islamique, et vice-versa, ce qui est conforme aux menées de la Providence. On ne voit pas pourquoi la présence d’un minorité musulmane risquerait désormais de mettre en danger la validité salvifique du christianisme. D’autre part, il est surprenant d’identifier le sort de l’Occident avec celui du christianisme, et celui du christianisme avec celui du catholicisme romain, en omettant la présence chrétienne dans le monde entier, notamment au sein des Églises orientales, et à commencer par les lieux mêmes de la révélation. Certes, saint Jean doit demeurer jusqu’à la seconde venue du Christ. Il serait toutefois quelque peu indécent de limiter cette présence aux frontières nationales des états européens.

On voit que cette critique repose en grande partie sur une survalorisation de l’Europe identifiée à l’Occident géographique auquel l’auteur, comme bien d’autres, accorde en quelque sorte un statut particulier. On ne comprend pas pourquoi une présence spirituelle qui serait possible d’un côté du détroit de Sicile deviendrait impossible de l’autre côté, ou ce qui serait possible dans les Balkans deviendrait impossible dans les Alpes. Il nous reste à revenir sur la citation de René Guénon, qui constitue le cœur de l’argument de l’auteur. Il faut pour cela revenir à l’ouvrage Orient et Occident et replacer cette citation dans son contexte, celui de la constitution et du rôle d’une « élite intellectuelle ». Que l’on nous permette donc de citer le passage où elle apparaît :

Dans les conditions actuelles, les représentants autorisés des traditions orientales ne peuvent pas s’intéresser intellectuellement à l’Occident ; du moins, ils ne peuvent s’intéresser qu’aux rares individualités qui viennent à eux, directement ou indirectement, et qui ne sont que des cas trop exceptionnels pour permettre d’envisager une action généralisée. Nous pouvons affirmer ceci : jamais aucune organisation orientale n’établira de ‘branches’ en Occident ; jamais même, tant que les conditions ne seront pas entièrement changées, elle ne pourra entretenir de relations avec aucune organisation occidentale, quelle qu’elle soit, car elle ne pourrait le faire qu’avec l’élite constituée conformément aux vrais principes. Donc, jusque là, on ne peut demander aux Orientaux rien de plus que des inspirations, ce qui est déjà beaucoup, et ces inspirations ne peuvent être transmises que par des influences individuelles servant d’intermédiaires, non par une action directe d’organisations qui, à moins de bouleversements imprévus, n’engageront jamais leur responsabilité dans les affaires du monde occidental, et cela se comprend, car ces affaires, après tout, ne les concernent pas.

Il est extrêmement clair, dans ce texte, que l’absence de ‘branches’ des organisations orientales est liée à l’absence d’une élite occidentale constituée selon les vrais principes. À l’exact opposé de l’interprétation qu’en donne Patrick Zanzi, ce n’est donc pas la présence de saint Jean qui rend impossibles ces « branches », mais l’inexistence, ou tout au moins l’absence de visibilité, de l’élite intellectuelle qui manifeste, ou pourrait manifester, cette présence, et avec laquelle l’« élite orientale » pourrait entretenir des rapports.

Quelques lignes plus loin, Guénon ajoute une phrase qui aurait pu attirer l’attention de Patrick Zanzi :

Qu’on veuille bien ne pas prendre ces réflexions pour autre chose que ce qu’elles sont, ni en tirer des conséquences qui risqueraient d’être fort étrangères à notre pensée ; si trop de points restent imprécis, c’est qu’il ne nous est pas possible de faire autrement, et que les circonstance seules permettront par la suite de les élucider peu à peu. Dans tout ce qui n’est pas purement et strictement doctrinal, les contingences interviennent forcément, et c’est d’elles que peuvent être tirés les moyens secondaires de toute réalisation qui suppose une adaptation préalable ; nous disons les moyens secondaires, car le seul essentiel, il ne faut pas l’oublier, réside dans l’ordre de la connaissance pure.

Puis Guénon ajoute :

Si nous avons, dans des questions comme celles-là, le souci de n’en dire ni trop ni trop peu, c’est que, d’une part, nous tenons à nous faire comprendre aussi clairement que possible, et que cependant, d’autre part, nous devons toujours réserver les possibilités, actuellement imprévues, que les circonstances peuvent faire apparaître ultérieurement : les éléments qui sont susceptibles d’entrer en jeu sont d’un prodigieuse complexité, et, dans un milieu aussi instable que le monde occidental, on ne saurait faire une part trop large à cet imprévu, que nous ne disons pas absolument imprévisible, mais sur lequel nous ne nous reconnaissons pas le droit d’anticiper.

Qu’on veuille bien prendre la peine de réfléchir aux événements qui se sont produits depuis l’époque où René Guénon écrivait ces lignes, en 1924, ou même depuis le moment où, dans un bref addendum, en 1948, il confirmait la dégradation rapide de la situation de l’Occident, et la propagation des idées occidentales en terre d’Orient. Ne peut-on pas considérer, au moins à titre d’hypothèse de discussion, que la présence nouvelle de l’islam en terre occidentale est l’un de ces « bouleversements imprévus » auquel Guénon faisait allusion ? Il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir le monde changer autour de soi, et ne pas constater, ne serait-ce qu’au cours d’une promenade, la visibilité de la dimension extérieure de l’islam sur la terre européenne. Il faudrait être bien téméraire pour nier la possibilité d’une présence de la dimension intérieure de l’islam sur cette même terre, puisque l’islam constitue une forme traditionnelle complète par en haut, et qu’al-Khidr, lui aussi, « demeure » jusqu’à la fin des temps. N’est-il pas alors possible que se constituent des « centres spirituels » témoignant de la tradition islamique, ou plus exactement de la Tradition primordiale à travers sa manifestation islamique, dans sa double dimension extérieure et intérieure, religieuse et initiatique ? Ne voit-on pas là que la Providence utilise le jeu des contingences pour que l’Orient métaphysique puisse encore être accessible à ceux qui se sentent appelés ? L’islam, « religion orientale » en passe de devenir aussi une « religion occidentale » au sens où elle est désormais, et de façon tout à fait contingente, présente en Occident, puise, comme les autres traditions, à cet « olivier béni qui n’est ni d’Orient ni d’Occident », l’axe central du monde où rayonne la lumière même de la prophétie.

Le courage véritable de témoigner de la vérité, dont Guénon a si souvent montré l’exemple, n’exige-t-il pas que ceux qui se rattachent à ces centres, au lieu de rester l’œil rivé sur les textes en redessinant le monde autour d’eux à l’image de leurs projections mentales, continuent d’œuvrer à la constitution d’un élite occidentale. Il est vrai que Guénon a écrit en 1924 :

Ceux qui se sont assimilé directement l’intellectualité orientale ne peuvent prétendre qu’à jouer ce rôle d’intermédiaires dont nous parlions tout à l’heure ; ils sont, du fait de cette assimilation, trop près de l’Orient pour faire plus ; ils peuvent suggérer des idées, exposer des conceptions, indiquer ce qu’il conviendrait de faire, mais non prendre par eux-mêmes l’initiative d’une organisation qui, venant d’eux, ne serait pas vraiment occidentale.

Mais est-il impossible que certains musulmans témoins d’une forme traditionnelle devenue « occidentale » à la faveur de ces circonstances imprévues, ne finissent eux aussi par participer à la constitution de cette « élite occidentale », s’ils en ont les qualités intellectuelles et spirituelles ?

Il est à craindre que l’on se cramponne à une pensée en boucle pour des raisons affectives, du fait d’un attachement trop fort à certaines formes traditionnelles, et d’une haine profonde d’autres formes traditionnelles. Certes, Guénon a parlé de la haine de l’islam qui existe au sein de la « masse occidentale. » Mais nous croyions que ceux qui se revendiquent du message de René Guénon avaient justement vocation à s’élever au-dessus de cette « masse ». Se peut-il que les « derniers événements d’ordre historique », sans doute ceux auxquels nous faisions allusion au début de notre texte, « qui sont en fait le symbole de réalités d’ordre beaucoup plus profond » — certes, mais dans un contexte eschatologique —, invalident tout témoignage de la part des musulmans qui s’efforcent de rester fidèles au message spirituel de leur tradition ? Les horreurs de l’inquisition invalident-elles l’enseignement de maître Eckhart ? Peut-on affirmer, comme le fait Patrick Zanzi, qu’en raison de ces événements, « il nous paraît, là encore, très peu opportun aujourd’hui, de vouloir s’appuyer sur l’ésotérisme islamique pour exposer publiquement des principes d’ordre métaphysique. » Ce serait alors accepter que les islamistes ont gagné, dans leur effort de réduire l’islam à leur vision de l’islam. Ce serait même participer aux menées des islamistes pour rendre invisible la dimension spirituelle de l’islam aux yeux de l’Occident. Se peut-il que les infiltrations psychiques d’origine antéchristique, agissant dans le combat de l’Occident moderne contre l’islamisme tout aussi moderne, aient fait à ce point leur chemin dans la mentalité de ceux qui auraient, ou auraient eu, vocation à constituer l’élite occidentale ?

Pour leur part, les membres de l’IHEI s’efforcent de témoigner de la possibilité de vivre l’islam en terre d’Occident. Leur présence constitue de facto un centre spirituel. C’est bien ce mot qu’il faut employer, puisque ce lieu se doit d’être un lieu de référence discret, mais visible, et non un îlot de spiritualité replié sur lui-même et séparé du monde, un monde que l’on ne peut mépriser puisqu’il constitue la mesure même de la connaissance que Dieu veut nous donner. Une telle présence visible nous oblige à une action dans le monde qui, en raison de la « prodigieuse complexité » et de l’« instabilité » de l’Occident à laquelle Guénon faisait allusion, peut prendre diverses formes, dans différents milieux, religieux, universitaires, sociaux, médiatiques et politiques. Seuls ceux qui méconnaissent l’unité profonde de l’action spirituelle dans chaque souffle peuvent s’étonner de l’« ampleur » (‘ard) de cette action, que nous prions Dieu d’accompagner d’une croissance en « exaltation » (tûl), pour reprendre les termes islamiques commentés longuement par Guénon dans le Symbolisme de la croix.

On ne comprendra rien à la constitution de l’élite si l’on n’accepte pas que le combat spirituel requiert de « tenir la position », à la fois comme l’attitude spirituelle de parcours de la « Voie droite », ou de la « Voie du Ciel », et de maintien d’un lieu physique qui permette la visibilité d’un enseignement métaphysique, selon des modes très divers et des adaptations en fonction des contingences. En toute sincérité, nous ne savons pas le sort que Dieu réserve à nos efforts. Mais nous savons qu’aucun effort sur le chemin de Dieu n’est perdu. Nous prendrions volontiers comme règle d’action les considérations proposées par Guénon dans les dernières lignes d’Orient et Occident : « Quand on a pour soi la puissance de la vérité, n’eût-on rien d’autre pour vaincre les plus redoutables obstacles, on ne peut céder au découragement, car cette puissance est telle que rien ne saurait finalement prévaloir contre elle ; il n’y a, pour en douter, que ceux qui ne savent pas que tous les déséquilibres partiels et transitoires doivent nécessairement concourir au grand équilibre total de l’Univers. » Le rôle de l’élite spirituelle est celui des Vierges sages de l’Évangile : il leur faut veiller, car le retour du Maître est proche. Puisse l’Esprit de Vérité, le Paraclet, nous aider à témoigner ensemble de la vérité de l’Esprit, et unir les croyants sincères dans l’attente messianique, jusqu’à ce que vienne celui que les chrétiens appellent Fils de Dieu, et les musulmans, Esprit de Dieu, le vrai Christ, qui nous fera connaître l’universalité du Royaume des Cieux.

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