Dix années d’expérience dans le dialogue islamo-chrétien nous amènent à considérer deux tendances opposées : celle d’un dialogue que l’on pourrait appeler « de base » ou « à bon marché », qui voudrait ignorer les principes métaphysiques, les dogmes religieux et Dieu Lui-même pour nous faire fraterniser dans une œuvre toute humaine de tolérance réciproque dictée par un pragmatisme, et celle d’un œcuménisme « au sommet » ou « au prix fort » que nous avons essayé de privilégier, dans l’affirmation du Dieu unique, le même pour nous tous, et dans la reconnaissance réciproque de la validité de nos fois.

Ces dernières nous invitent à suivre le chemin de l’ascèse seulement à partir du point où nous sommes ontologiquement situés, au lieu de nous complaire dans une ronde stérile, infantile et syncrétiste au pied de la montagne que nous devrions tous escalader, chacun par son versant, afin de nous retrouver enfin sur la même cime, dans le Dieu unique.

Telle était la conclusion de notre livre Islâm Intérieur, déjà anachronique dans son idéalisme romantique et sa méconnaissance des signes des temps et de leurs conséquences sur le plan humain, qui empêchent la plupart d’accepter les vérités transmises par les textes sacrés de toutes les Révélations, et à plus forte raison, d’être cohérents avec elles dans l’orthodoxie et l’orthopraxie.

En fait, si, dans les églises, l’on ne parle presque plus de Dieu, mais seulement de paix, dans les mosquées, l’on ne fait que parler de guerre ; et si les musulmans semblent ignorer leur témoignage de foi même, qui affirme qu’ « il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu », pour idolâtrer, au contraire, leur propre religion, jusqu’à dire presque qu’il n’y a pas de dieu, ou de vérité, si ce n’est dans l’Islam, de même dans le Christianisme, l’on accentue l’exclusivisme hégémonique en forçant la signification de la conception selon laquelle « extra Ecclesiam nulla salus ».

Cette dernière formule, qui rappelle la nécessité d’appartenir au corps rituel et légal de la tradition, devrait au contraire fournir la base de reconnaissance des autres traditions orthodoxes, selon la parole du Christ : « J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de ce troupeau » ; le Christ, ainsi, ne parle pas de « brebis sans troupeau », c’est-à-dire sans les barrières d’une forme religieuse, mais tout au plus de « brebis sans pasteur », en considérant la décadence du rabbinat de l’époque.

Malheureusement, l’on assiste, aujourd’hui, au contraire, à une tendance qui méconnaît le sens symbolique et pontifical de l’institution ecclésiastique pour en faire une organisation politique profane. Celle-ci aurait la prétention absurde de pouvoir aussi offrir le salut à ceux qui appartiennent aux autres religions, et même aux athées, à travers une action mystérieuse et obscure qui s’exerceraît aussi en dehors des rites religieux présents dans les autres confessions orthodoxes. Action liée au prétendu monopole de la figure du Christ, qui n’appartient pas en exclusivité au Christianisme, puisqu’il fait partie intégrante de la Révélation coranique.

L’invitation coranique à l’unicité et à l’identité de Dieu dans les religions abrahamiques exprimée par l’affirmation : « Ô Gens du Livre : venez à une parole commune ; votre Dieu est notre Dieu, et nous Lui sommes soumis » n’est plus comprise dans le sens que cette soumission est la signification même du mot « islam », et que sont « muslim », musulmans, tous ceux qui sont soumis à la volonté de Dieu, quelle que soit la communauté religieuse à laquelle ils appartiennent. En fait, si, du côté islamique, l’on semble reprocher à l’occident justement le manque de soumission, du côté occidental, l’on se demande, à tort, si l’embrasement de l’instrumentalisation de la religion islamique n’est pas rendu possible justement par le fait que le Dieu de l’Islam n’est pas le Dieu du Christianisme.

Cela nous semble conforter la thèse selon laquelle le dogme de l’« Incarnation » comporte dans le Christianisme une particularité trinitaire qui remonte aux origines mêmes de la conception de Dieu, comme si n’était presque plus acceptable par l’interprétation actuelle de la doctrine de la foi l’affirmation « credo in unum Deum », affirmation qui correspond à la conception strictement monothéiste du Dieu d’Abraham, à laquelle se réfèrent aussi les doctrines juive et islamique originelles.

Le Dieu chrétien, dit-on aujourd’hui, est un Dieu « personnel » avec des connotations bien précises qui ne le rendraient pas comparable à la conception de Dieu propre aux autres religions : ceux qui proposent un « œcuménisme au sommet » tomberaient donc dans une sorte d’« indétermination métaphysique ».

On oublie ainsi, d’une part, que persona signifie en latin le masque traversé par le son, symbole du Verbe divin qui se manifeste à travers diverses formes, et, d’autre part, que la doctrine chrétienne la plus orthodoxe elle-même celle des Pères de l’Église, parle d’un Dieu supra-essentiel, ou « Océan de l’Essence », qui transcende non seulement la relation trinitaire, mais l’Unicité elle-même. Le problème est qu’aujourd’hui, sous l’influence des théories pseudo-philosophiques modernes, l’on tend à considérer ce qui n’a pas de limites comme indéterminé, exactement à l’opposé de la théologie négative, ou apophatique, d’un Saint Denys l’Aréopagite fondée sur le principe que la négation d’une négation laisse transparaître la véritable affirmation de l’Essence divine infinie.

Cela comporte une « descente » à partir de la conception unitaire des paroles qui précèdent et qui constituent le premier commandement des Tables de la Loi : « Je suis le Seigneur ton Dieu ; premièrement, tu n’auras d’autre Dieu que Moi », si bien que, à partir du dogme qui affirme que Jésus est « le Dieu » du Christianisme, en renonçant ainsi à la conception trinitaire qui lui est propre pour ignorer tant la figure du Père que celle du Saint Esprit.

La conception même des « deux natures », divine et humaine, du Christ est déjà attaquée depuis longtemps par les suppositions protestantes à propos de la virginité de Marie, qui voudraient faire du Christ, selon les tendances pseudo-scientifiques et anthropocentriques modernes, un Dieu tout humain, préfiguration de cet Antéchrist qui, lui, n’aura certainement pas de nature divine.

Et voici que nous sommes, nous musulmans, accusés de « monophysisme » parce que nous croyons que Jésus est, non seulement Kalimat Allâh, le Verbe de Dieu, qui correspond à la Parole divine du Saint Coran, mais aussi Rûh Allâh, l’Esprit de Dieu, fils de la Vierge attendu à la fin des temps comme « annonce de l’Heure ».

Mais combien de musulmans ont encore aujourd’hui le courage de témoigner de ces vérités contenues dans la doctrine islamique la plus orthodoxe, mais ignorée par opposition à l’Occident moderne identifié au Christianisme, ou par peur de la vague montante de l’intégrisme fanatique qui voudrait abroger la validité des Révélations précédant l’Islam, et faire de ce dernier une bannière pour des revendications politico-territoriales ?

Cela n’est-il pas une « croisade à l’envers » anachronique, non plus la guerre vraiment sainte comme aux temps du Prophète (çallâ-Llâhu ‘alayhi wa sallam), qui invitait ceux qui revenaient des batailles pour la propagation de la nouvelle Révélation à retourner à cette seule et vraie guerre sainte, celle contre son propre moi, pour « mourir avant de mourir », selon ses paroles mêmes ?

Si la sainteté est le but unique et ultime de la religion, et de la vie humaine elle-même, les saints ne sont qu’une exception dans chaque communauté ; mais nous sommes en train de vivre aujourd’hui, nous aussi, un moment très exceptionnel : celui qui voit, selon toutes les Saintes Écritures, l’approche de l’évènement auquel nous croyons tous, le moment où Sayyidunâ ‘Isâ (‘alayhi-s-salâm), le Christ, « Sceau de la Sainteté », reviendra pour juger ceux qui, de ces Livres sacrés, n’auront pas su voir au-delà de la « lettre qui tue » pour en vivre au contraire l’esprit qui sanctifie.

D’autre part, la très grande majorité des occidentaux, chrétiens ou non, ne connaissent pas cette vérité et restent au contraire prisonniers des conceptions des islamologues modernes qui insistent pour attribuer à Jésus le qualificatif de « prophète comme les autres », comme si le terme « prophète » était en quelque sorte réductif et comme si Jésus lui-même n’avait pas affirmé : « En vérité, avant qu’Abraham ne fut, j'étais » paroles qui évoquent en nous celles du Prophète : « J’étais prophète alors qu’Adam était entre l’eau et l’argile », et nous rappellent à l’éternité de l’Esprit prophétique.

Pourquoi, alors, ne pas se référer à cet « Esprit paraclétique », comme nous dirions nous musulmans, à cette « adoration en Esprit et Vérité », comme vous le diriez vous chrétiens, tout en restant toujours ancrés dans les expressions particulières de nos doctrines religieuses respectives, et surtout dans la pratique rituelle et sacramentielle qui en est la conséquence et qui, en tant que « symbole agi », pour nous servir de l’expression guénonienne, peut nous faire bénéficier de cette influence spirituelle qui est le seul antidote au venin qui se trouve dans cette queue des temps de la fin ?

Pourquoi donc nous arrêter à nos mutuelles limitations théologiques, par ailleurs nécessaires ? Il ne s’agirait certainement pas d’avoir moins de respect de l’orthodoxie de nos fois, mais de nous retrouver dans cette figure unique qui ne nous divise pas, mais nous unit en nous unissant à Dieu, dans ce Jésus, Sayyidunâ ‘Isâ (‘alayhi-s-salâm), le Christ que nous devons savoir, les uns et les autres, reconnaître bientô, parce que nous l’attendons, vous et nous, dans sa seconde venue.

Seriez-vous disposés à renoncer à la conception déformée du « extra Ecclesiam nulla salus », et à un exclusivisme que la doctrine originelle ne vous demande pas du tout, pour reconnaître, tout en restant fidèles à votre Révélation, la possibilité de l’avènement d’une Révélation successive qui inclue, bien que ce soit sous une forme différente, la figure de Jésus, pour autant qu’il ne peut y avoir d’Islam sans Sayyidunâ ‘Isâ (‘alayhi-s-salâm), ni d’eschatologie sans l’attente commune du retour du Christ ?

Pourrions-nous dire ensemble : « sine Christo nulla salus », et laisser la providentielle accentuation de la conception islamique de Jésus dans un sens spirituel particulier à partir des sectes pseudo-chértiennes, en nous préservant ainsi de celui qui viendra avant le Christ et saura « tromper même les élus, si c’était possible », avec le mirage des « droits de l’homme », et en nous faisant croire que nous sommes libres des « devoirs divins » ?

Efforçons-nous donc d’attendre, en nous y préparant, le retour du vrai Christ, le Christ qui viendra juger notre fidélité à l’Unicité de Dieu, c’est-à-dire la sincérité de notre aspiration supra-terrestre, le Christ qui, par la force du Saint Esprit (Rûh al-Quds) fait de nous de vrais frères parce que nous sommes, en lui, tous fils du même Père.