Islam et Christianisme, pour ne pas trébucher

IHEI-COREIS

23-12-2013

Dans l’exhortation évangélique apostolique Evangelii gaudium, parue en novembre 2013, le Pape François a souligné l’importance du dialogue religieux avec l’islam, rappelant, comme principe commun au Monothéisme abrahamique, la foi dans le Dieu unique et miséricordieux et la foi dans le Jugement dernier.

Ce document important et essentiel du Souverain Pontife a été suivi, le 19 décembre 2013 sur l’Agence Asia News de l’Institut Pontifical des Missions Étrangères, d’un commentaire moins heureux du jésuite Samir Khalil Samir, qui met en évidence, à la différence du Pape François, non ce qui unit en principe, mais ce qui, d’un point de vue exclusivement théologique, différencierait de façon irréductible christianisme et islam.

En tant que musulmans, nous voudrions rappeler que si Dieu, l’unique et le même pour nous tous, a donné aux hommes diverses Révélations, judaïsme, christianisme, islam, pour s’en tenir au seul Monothéisme abrahamique, il est évident que celles-ci doivent présenter des différences au point de vue théologique et doctrinal. En effet, ce n’est pas sur le plan de la dogmatique qu’il faut chercher les correspondances fondant le dialogue interreligieux, mais seulement sur le plan des principes métaphysiques. Autrement, on finira, dans le meilleur des cas, par tenter d’imposer aux autres, de façon plus ou moins voilée, sa propre conception exclusiviste de la religion.

Contrairement à la vision de Samir, la question serait plutôt de savoir pourquoi Dieu a révélé différentes religions qui se sont succédé dans le temps ? Si nous reconnaissons qu’à Dieu appartiennent les attributs d’Omniscience et de Toute-Puissante, nous devrions au moins accepter qu’Il ait eu des raisons impénétrables pour Se révéler providentiellement en des temps et des lieux divers, et à différentes communautés. La raison d’une telle succession des Révélations, nous pouvons la reconnaître, non pas d’un point de vue théologique, mais d’un point de vue métaphysique, dans la nécessité divine de devoir constamment rappeler les hommes à la Vérité, même si elle est déjà implicite dans chaque Révélation, du fait de l’oubli et des dérives, par rapport au Principe originel dont elle provient, à cause de la tendance des hommes à privilégier la lettre sur l’Esprit.

Cela ne signifie pas que la révélation suivante abroge et annule celle qui précède, mais seulement que sa manifestation providentielle et rénovatrice appelle les fidèles à faire attention à certains aspects « critiques » qui risquent, à cause de leur incapacité intellectuelle à pénétrer ses symboles ou à cause d’interférences de nature émotive, de réduire la religion révélée elle-même à leurs propres limitations de type formaliste, anthropologique, idéologique ou sentimental.

D’un point de vue métaphysique, la succession des Révélations n’implique donc pas nécessairement que les fidèles des religions précédentes doivent se convertir à celles qui suivent ; s’il en était ainsi, on en arriverait en effet à une seule religion, contrairement à la Providence qui a voulu se manifester selon des formes différentes.

Il est fondamental de pouvoir concevoir, sans aucun syncrétisme, la Vérité intrinsèque et la validité salvatrice de toutes les Révélations, y compris celle qui suit le christianisme, afin de préparer l’Avènement eschatologique de la seconde venue du Christ.

La capacité de reconnaître le vrai Christ, pour chrétiens et musulmans, ou le Messie attendu par les juifs, au cours des événements eschatologiques, implique la capacité spirituelle d’adorer Dieu « en Esprit et Vérité ». Cet effort de connaissance bénéficie de la succession providentielle des Révélations, pour éviter l’idolâtrie des formes, l’anthropomorphisation de la religion, ou le simple réductionnisme d’une révélation au sentiment de l’amour ou d’une autre à celui de la haine. La capacité d’élever son esprit au-dessus de soi-même, en s’efforçant de dépasser les limites propres aux contingences, aux dérives idéologiques ou fondamentalistes, implique la reconnaissance universelle de la nature ontologique de l’homme, créé à l’image et ressemblance de Dieu.

En rappelant, dans la perspective du dialogue avec l’islam, les figures communes de Marie et de Jésus, le Souverain Pontife ne met pas l’accent uniquement sur leur vénération commune, mais aussi sur leur fonction universelle. Celle-ci se réalisera pleinement au cours des événements eschatologiques, dans lesquels Marie, réceptacle vierge, pur et transparent à la Volonté divine, ne cessera de soutenir les croyants sincères, tandis que le Christ de la seconde venue, Maître du souffle, de l’Esprit qui vivifie la lettre, vaincra définitivement toute contrefaçon. Pour être en mesure, à la fin des temps, de pouvoir discerner l’Antéchrist du Christ de la seconde venue, il s’agira ainsi pour chacun, non pas tant de rester attachés, de façon superstitieuse, à ses identités confessionnelles, théologiques ou doctrinales, mais d’être capax Dei et d’adhérer à la pure Vérité, en restant néanmoins fidèles à sa propre forme religieuse.

On ne peut acquérir un telle « capacité » divine que grâce à une perspective intellectuelle et spirituelle, authentiquement « métaphysique » et métahistorique, là où les conditionnements de l’exclusivisme religieux ou des idéologies identitaires ne sauraient prévaloir et prétendre déformer la religion en la réduisant à la mesure des limites humaines, quand elles ne sont pas infra-humaines. Dans la perspective spirituelle, les attributs divins sont les archétypes mêmes selon lesquels Dieu a créé le monde ; ainsi les hommes et les femmes y participent par reflet dans la Création. Affirmer la différence irréductible de l’attribut de la Miséricorde divine dans le christianisme et l’islam, comme le prétend Samir Khalil Samir, constitue une exécrable erreur, étant donné que Dieu est Unique et le même pour nous tous, et que la Miséricorde provient de Lui seul. Il ne s’agit pas en effet d’idéologies, mais de religions, de Révélations authentiques, valides et salvatrices, face auxquelles toute âme sincère est appelée à manifester, pour le moins, une attitude de révérence sacrée. Rabaisser le discours sur le plan dialectique est, dans ce domaine, tout à fait impropre, et dénote des suggestions qui n’appartiennent pas à la nature humaine comme telle.

Si donc le Pape François, dans sa fonction pastorale et au-delà de toute dialectique doctrinaire, identifie justement dans le principe du Dieu unique et miséricordieux la possibilité et la perspective correcte du dialogue, c’est parce qu’il s’agit d’un principe réellement commun et universel.

Si les religions sont conçues, non à la lumière de la foi, mais avec les catégories impropres et conventionnelles de la sociologie et de l’anthropologie culturelle, si ce n’est avec celles encore plus limitées et obscures de la psychanalyse, on court alors vraiment le risque que « l’humain trop humain » puisse vider de son sens la conception de la Miséricorde et de l’Amour divins au point de réduire la religion à un simple sentimentalisme et à une idéologie humaniste.

Lorsque des conceptions fausses de ce genre, comme celles qu’expriment Samir Khalil Samir, prétendent servir de paramètres pour le dialogue avec l’islam, auquel est attribuée, à la différence du christianisme, une connotation violente et belliciste, il est à craindre que l’on est à faire à un véritable « colonialisme culturel », au lieu d’un dialogue spirituel fructueux. Encore une fois, l’absence d’une inspiration vraiment métaphysique voudrait contraindre les religions à une relation anthropologique, en attribuant à celles-ci une origine purement historique, culturelle, voire tribale, privant ainsi les actes de dévotion ou les préceptes comme le jeûne ou la zakat (l’aumône rituelle envers les nécessiteux) de toute dimension symbolique et de toute portée transcendante. Et pourtant, il semble difficile de croire que l’on puisse concevoir, dans quelque religion authentique que ce soit, d’accomplir le jeûne ou toute autre action rituelle sur la base de l’adhésion à la lettre ou à la loi uniquement, sans en approfondir la signification et viser le dévoilement de leurs fruits en termes de connaissance. Qu’est-ce qui différencierait, à un tel niveau, la religion vraie des conceptions spiritualistes ou New Age, empreintes du plus grossier pragmatisme et utilitarisme, malgré leurs prétentions à la spiritualité ?

Toujours d’un point de vue métaphysique, qui ne signifie ni philosophique ni relativiste, nous voudrions rappeler que la succession historique et providentielle des religions — qui, comme nous l’avons déjà dit, n’implique pas que les religions successives soient meilleures que les précédentes mais seulement des adaptations de l’irruption du sacré aux modifications intervenues dans la nature humaine, de moins en moins perméable à la réalité spirituelle — implique une responsabilité partagée des membres des différentes communautés religieuses dans la sauvegarde du dépôt sacré intégral que Dieu a confié aux hommes.

En tant que musulmans, appartenant ainsi à la dernière révélation qui s’est manifestée au cours de l’histoire, nous nous sentons proches de l’Église catholique et de la volonté du Souverain Pontife de promouvoir un véritable dialogue fondé sur la foi dans le Dieu unique d’Abraham. Il ne s’agit pas en réalité d’un dialogue, mais d’un véritable monologue divin avec l’Occident « catholique », entendu dans le sens étymologique de « universel », de ce qui tend versus unum.

En conclusion, nous voudrions rappeler que si dans l’islam, il n’existe ni clerc ni structure hiérarchique à l’appui de l’Autorité spirituelle, ceux-ci sont au contraire présents dans l’Église catholique, et les paroles du Souverain Pontife en constituent l’expression ; par conséquent, Samir Khalil Samir, au lieu de prétendre « clarifier » ou critiquer les expressions papales contenues dans l’Evangelii gaudium, devrait y adhérer et s’efforcer d’en recueillir un enseignement magistrale précisément dans l’esprit d’une « juste interprétation » à devoir appliquer, non seulement à l’islam.

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