Aperçus sur l’ascèse ou le combat spirituel

AbdAllah Yahya Darolles

21-09-2007

S’il est aujourd’hui un terme particulièrement galvaudé, c’est bien celui de jihâd et l’appréhension de la réalité qu’il exprime est, par voie de conséquence, des plus délicates. Il est vrai que, de manière générale, la traduction d’une langue sacrée en langue commune, comme le sont les langues occidentales actuelles, s’avère être une entreprise difficile dans la mesure où ces dernières manquent de termes appropriés et sont fort peu métaphysiques, alors que le Coran, comme tout texte sacré, et selon la Tradition Prophétique a un sens extérieur (zahir) et un sens intérieur (batin). Si nous ne devons nullement en négliger le sens apparent, il nous appartient pourtant d’ouvrir notre cœur à la perception des « allusions subtiles » que chaque verset recèle en nombre inépuisable.

Mais aujourd’hui, ceux qui, en Occident comme en Orient, n’acceptent plus ni la lettre, ni l’esprit des révélations, où n’en acceptent plus que « la lettre qui tue » et délaissent « l’esprit qui vivifie », s’emploient à ne faire subsister que le sens le plus extérieur du jihâd, entendu exclusivement comme un combat militaire, en pensant, de surcroît, pouvoir l’affranchir des règles et limites, notamment temporelles, imposées par Dieu et son Prophète. Alors que le jihâd, couramment traduit par « guerre sainte » est, en réalité, la lutte ou mieux, l’effort sanctifié, rendu sacré, dans le sens de sacrum-facere, de sacrifice. Et s’il s’agit d’un effort (jahd), il n’est pas nécessairement militaire, ni même extérieur. Tout au contraire, le jihâd militaire n’est qu’une modalité particulière, et pour tout dire exceptionnelle, de la manifestation extérieure de cet effort qui est avant tout intérieur et spirituel. La racine J-H-D (jahd) fait, en effet, appel à l’idée de tension constante, patiente et vigilante concentrée vers un but que l’on ne saurait atteindre qu’avec difficulté et même une certaine souffrance et qui n’est autre que Dieu Lui-même. De manière générale, le jihâd fî sabîli-Llâh, le combat dans la Voie de Dieu, est prescrit à tout croyant dans la mesure où sa vie quotidienne, rituelle, personnelle, familiale, professionnelle et sociale, doit être conforme à la Parole Divine et à l’exemple de l’Envoyé de Dieu, et de ce fait exige de lui le dépassement de ses désirs et intérêts individuels et immédiats.

En raison de l’obscurcissement des siècles et de l’éloignement ontologique du Principe, cet effort prescrit dans chaque religion orthodoxe, revêt un caractère essentiel dans l’Islam, dernière révélation du cycle de l’humanité. C’est ainsi que, s’il n’y a pas de vie monastique en Islam l’Envoyé rappelait que « chaque prophète a un monachisme particulier et le monachisme de cette communauté est le jihâd. »

Mais Dieu n’impose à chaque homme que l’effort qui correspond à ses capacités. C’est ainsi qu’Ibn Khaldun distinguait trois niveaux dans le combat spirituel, correspondant respectivement à l’Islâm, l’Imân et l’Ihsân. Le premier appelé « Mujâhadat at Taqwâ », le combat de la Piété, est celui de tout musulman qui « se soumet » aux prescriptions de la Sharî‘ah dans les actes de son existence et qui se fait obligation de lutter contre les tentations, de témoigner à sa mesure. Le second, « Mujâhadat al Istiqâma », le combat de la Rectitude, est tout en même temps purification, élévation et aboutissement du précédent, mais aussi condition nécessaire et prémisse de l’ultime et majeur combat, « Mujâhadat al-Kashf wa-l-Mushâhada », le Combat du Dévoilement par intuition qui n’est autre que le jihâd al-akbar, la grande guerre sainte, qui a pour seul but l’extinction en Dieu (fanâ’bi-Llah).

Quelque soit le degré d’avancement spirituel du fidèle, son effort ne vaudra, en tant que tel, qu’au regard de la pureté et de la droiture de son intention car, selon la parole prophétique, « Les actions ne valent, certes, qu’à raison des intentions, et le mérite de chacun est dans ses intentions ». « Cette intention (niyya) existant dans le monde spirituel avant d’exister dans le monde corporel », il s’agit donc pour le musulman de s’efforcer de la retrouver, de la maintenir bien dirigée dans toutes ses actions, et si Dieu le veut, de la parfaire jusqu’à l’Ishân qui réside, selon le hadîth rapporté par Umar, dans l’adoration de Dieu, « comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui te voit ». Lors de la marche qui les ramenait, lui et ses compagnons, à Médine, après les ultimes victoires de la Mecque et de Hunayn, l’Envoyé prononça cette parole : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte ! »

En raison de son universalité, la grande guerre sainte ne connaît aucune limitation spatiale et temporelle, alors que la petite guerre sainte se trouve, sous ce rapport, doublement limitée, en raison de son extrême contingence. C’est pourquoi, tout ce qui est dit à propos du jihâd dans le Coran ne s’applique pas en tout temps à la guerre militaire mais bien jusqu’à la fin des temps, à la grande guerre sainte intérieure. C’est dans ce sens que le Prophète a dit que sa communauté « ne remettra le sabre dans son fourreau, qu’au Jour de la Résurrection ». Notre vie est un champ de bataille, tout comme notre âme, et chaque musulman, en toute situation, doit choisir entre l’attitude des combattants de Badr, qui orientés vers Dieu ne firent confiance qu’à Lui seul et emportèrent la victoire, bien qu’en petit nombre, avec l’aide des légions célestes, et ceux de Uhud, qui aveuglés par l’appât du butin commirent des erreurs et furent mis en déroute alors qu’ils étaient en nombre supérieur à l’ennemi.

La véritable guerre sainte est bien la guerre intérieure. Il en est ainsi, car le but de la guerre sainte, dans sa fonction de justice, n’est rien d’autre que le rétablissement de l’ordre et de la paix en nous-même. En conséquence, toute autre guerre ne mérite pas la qualification de « guerre sainte » et doit donc être appelée d’un autre nom, « harb », guerre dont le Prophète disait qu’elle n’était « que traîtrise ».

Le combat spirituel est conduit pour Dieu Seul, dans l’unique souhait d’être conforme à la Vérité (Al-Haqq) et non d’en récolter les fruits, même légitimes, en ce monde. Son action est pure adoration, car « Certes Dieu n’agrée que les actions qui lui sont consacrées sans partage » et « Quiconque part combattre mû par l’orgueil et l’ostentation s’en retournera sans gain. » Cette noblesse spirituelle trouve sa source en Dieu Seul qui l’a prescrite à Son Envoyé, « Pratique le pardon, ordonne le Bien et écarte-toi des ignorants » car « la punition d’un mal est un mal identique mais celui qui pardonne, et fait le bien trouvera sa récompense auprès de Dieu, Dieu n’aime pas les injustes. »

C’est ainsi qu’il est dit, dans l’Évangile, à propos de Jésus, Sceau de la Sainteté et modèle spirituel en Islam : « Ils furent tous remplis de colère dans la synagogue, lorsqu’ils entendirent ces choses et le menèrent jusqu’au sommet de la montagne sur laquelle leur ville était bâtie, afin de le précipiter en bas. Mais Jésus, passant au milieu d’eux, s’en alla. » De même, il est dit, dans le Coran, qu’Ibrâhîm ayant brisé les idoles de son peuple, Dieu le sauva de la persécution et du feu, symbole des passions de l’âme duelle et c’est ainsi que ce feu fut, pour lui « fraîcheur et paix ».

Cette noblesse divine est donc, dans son excellence, l’apanage des prophètes et particulièrement de Muhammad qui, selon la Tradition prophétique, a rappelé avoir « été envoyé pour parfaire la noblesse du comportement », conformément à l’invitation de l’Ange Gabriel :

Ô Muhammad, je t’ai apporté l’excellence du comportement, (elle consiste en ce) que tu pardonnes à celui qui a été injuste envers toi ; que tu rendes visite à celui qui s’est détourné ; que tu t’écartes de celui qui fait preuve d’incompréhension à ton égard, et que tu pratiques le bien envers celui qui agit envers toi par le mal.

La parole prophétique précitée, « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte, (al-jihâd al-açghar) vers la grande guerre sainte, (al-jihâd al-akbar) » met en évidence l’essentialité de cette grande guerre car, en tant qu’homme intégral, c’est-à-dire religieux, lorsque l’on fait retour, l’on ne peut que revenir à Dieu, selon la Parole Coranique « Nous venons de Dieu et c’est à Lui que nous retournerons ». Le Shaykh Jalâl-ad-Dîn Rûmî commentait ainsi ce hadith :

Nous sommes revenus, c’est-à-dire, nous avons jusqu’ici fait la guerre des formes, nous combattions contre des ennemis ayant des formes ; à présent nous combattrons contre des pensées, afin que les bonnes pensées détruisent les mauvaises et les expulsent du domaine du corps. La grande guerre et le grand combat sont cette guerre et ce combat.

Ce combat n’est rien d’autre que la lutte intérieure de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les éléments qui, en lui, sont contraires à l’ordre et à l’unité. En fait, il s’agit de la lutte que doit conduire l’homme contre son moi, son âme passionnelle afin de la soumettre à Dieu, conformément aux paroles du Prophète « celui qui livre jihâd à l’aide de son cœur est un croyant majeur » et « le combattant dans la voie de Dieu est celui qui livre combat à son âme ». L’analogie subsiste d’ailleurs de façon permanente avec la petite guerre sainte. En effet, Dieu, dans le Coran, dit :

Ô vous qui croyez ! Lorsque vous rencontrerez une troupe (ennemie), soyez fermes et souvenez vous beaucoup de Dieu, afin que vous réussissiez.

Les maîtres du taççawuf s’accordent à dire que le sens caché de la troupe est « l’âme qui incite au mal ». Il ne s’agit pas bien entendu d’anéantir l’âme car ses éléments multiples, comme tout ce qui existe, ont aussi leur raison d’être et leur place, mais plutôt de les transformer en les ramenant à l’unité qui ne saurait être autre que l’Unité de Dieu. C’est la meilleure partie de l’âme, la conscience que le Coran appelle « l’âme qui censure avec constance » et qui mène la Grande Guerre Sainte contre l’autre, avec l’aide de l’Esprit Saint. Cette transformation devant laisser apparaître « l’âme apaisée », c’est-à-dire l’âme intégrale, une, non divisée. Selon une autre image, l’Esprit (ar-Ruh) et l’âme (an-nafs) luttent pour la possession de leur fils commun, le cœur (al-qalb). Le cœur, centre de l’âme, en correspondance avec le cœur physique, le centre du corps revêt la nature de l’élément qui l’emporte dans la lutte. Tant que la nafs prédomine, le cœur est obscurci. Si l’Esprit emporte la victoire, le cœur se transformera et en même temps transformera l’âme par la lumière spirituelle qui s’y répandra. Le cœur se révèle alors tel qu’il est en réalité comme le tabernacle (mishkât) du mystère divin (Sirr) dans l’homme, conformément à sa nature primordiale (Fitra).

Mais s’il s’agit d’une guerre intérieure, il ne faudrait pas s’imaginer qu’elle ne relève que de l’allégorie et qu’elle n’est qu’une vague lutte psychologique que l’homme peut conduire au moyen de sa seule raison. Ce combat nécessite, tout au contraire, le secours d’une influence spirituelle particulière (baraka) bien réelle qui, seule, peut donner la Lumière nécessaire (an-Nur). Cette guerre aussi obéit à des règles et nécessite que certaines conditions soient remplies. Et d’ailleurs là encore, le symbolisme des attributs propres au Calife, en tant qu’autorité de Justice, responsable du jihâd militaire, s’applique également à ce combat essentiel, obligatoirement conduit dans le soufisme sous l’autorité d’un Maître, Shaykh.

Il pourrait paraître superflu de préciser que la condition préalable à une telle voie est l’appartenance à l’Islam avec une pratique rituelle conforme à la Sharî‘ah, si la confusion actuelle n’était pas aussi grande en la matière. Pour le reste, l’aspirant au combat pour Dieu doit trouver, selon la Parole Divine, « un moyen d’aller vers Lui » et, comme le rappelait l’Émir ‘Abd el-Kader , « ce moyen, c’est le maître dont la filiation initiatique (misha) est sans défaut, qui a une connaissance véritable de la voie, des déficiences qui font obstacle et des maladies qui empêchent de parvenir à la Gnose... » et après l’avoir trouver, il doit lutter sur Sa Voie, en sachant que cette guerre « est menée sous le commandement du Maître et selon les règles qu’il prescrit » c’est-à-dire selon une méthode, après transmission de l’influence spirituelle (barakah), et des saintes formules (awrâd), qui permettront au disciple d’invoquer le Nom de Dieu (dhikr-Allâh). Car, « la vraie manière de faire du tort à l’ennemi, c’est de s’occuper de l’amour de l’Ami ; par contre, si tu t’occupes à faire la guerre à l’ennemi, il aura obtenu ce qu’il a voulu de toi, et tu auras perdu en même temps l’occasion d’avoir l’Ami. » Il convient donc, outre la pratique de l’Islâm et de l’Imân, d’invoquer Dieu, et Dieu seul, avec sincérité fidèlement à son invitation : « Dis : Dieu, et laisse-les à leurs vains jeux. », car « N’est-ce pas par la souvenir de Dieu (dhîkr-Allah) que les cœurs s’apaisent ? » Ce dhikr, cette invocation du Nom d’Allah, pratiquée par les Gens du Taçawwuf, cette invocation est la Sainte-pierre qui affûte le véritable Sayf al-Islam, le glaive de l’Islam par excellence, symbole du discernement intellectuel sur la voie de la guerre sainte intérieure, voie véritable vers Dieu. Symbole du Verbe, de la Parole discriminatoire, ce sabre, le Khâtib qui dit le prône, au moment de la prière du Vendredi, le tient dans sa main, épée en bois, ce qui la rend bien évidemment impropre à tout usage dans les combats extérieurs mais souligne, au contraire, encore davantage son caractère symbolique, que nous avons voulu ici évoquer. Pour conclure sur la véritable signification du combat spirituel, le jihâd, en tout temps et en tout lieu, qu’on nous permette de citer une dernière fois le Prophète de l’Islam : « Certes, toute chose a un moyen de purification et en vérité, le moyen de purification des cœurs est le dhikr-Allah, l’invocation du Nom de Dieu ». On lui demanda « Pas même la (petite) guerre sainte dans la voie d’Allah ? » Il répondit : « Pas même cela, quand bien même on frapperait jusqu’à briser son sabre ! ».

La prescription de l’effort spirituel, dans sa généralité n’est pas exclusive de l’Islam. Cet effort est prescrit à tout croyant d’une religion orthodoxe car « Dieu a acheté aux croyants leurs personnes et leurs biens pour leur donner le Paradis en échange. Ils combattent dans le chemin de Dieu : Ils tuent et ils sont tués. C’est une promesse faite en toute vérité dans la Torah, l’Évangile et le Coran. » et ceux qui sont tués dans la Voie de Dieu ne sont pas « morts, ils sont vivants. » Il appartient, en fait, aux croyants orthodoxes, en ces temps difficiles, de livrer ce véritable combat « vers la Terre Sainte intérieure qui peut, selon les paroles d’un Saint musulman du XXe siècle, élever notre esprit au dessus de nous même ». Cet effort implique non seulement la reconnaissance de l’Identité du Dieu Unique des religions orthodoxes, mais aussi une mutuelle reconnaissance de la validité immanente de ces mêmes religions, condition nécessaire pour faire obstacle aux tentatives et tentations antéchristiques et afin que nous sachions reconnaître Jésus, le Véritable Christ de la seconde venue, dont il est dit, dans la Tradition Prophétique, qu’« il portera à l’Antéchrist (Dajjâl) un coup si fort qu’il fondra comme fond le sel dans l’eau. » Et, s’il est, en effet, relativement facile, en Occident, de reconnaître, pour ce qu’elles sont, les tentatives d’instrumentalisation de la Religion au service de prétentions guerrières qui n’ont rien de saintes, il est plus malaisé, en raison de certains préjugés psychologiques et de la tendance de l’âme humaine à refuser l’effort de reconnaître les tentations de son instrumentalisation au profit de l’illusion d’un paradis sur terre et d’une paix sans Justice, sans effort spirituel et qui ne sauraient être que la contrefaçon parodique, et pour tout dire antéchristique, du Royaume des Cieux et de la Paix Véritable, « As-Salam » qui est l’un des plus beaux noms de Dieu.

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