Dars Al-amâna

Abd al-Wadoud Yahya Gouraud

31-10-2008

En vérité, Nous avons proposé le dépôt sacré aux Cieux, à la Terre et aux montagnes, mais tous refusèrent d’en assumer la responsabilité, et en furent effrayés. C’est l’homme qui s’en chargea, car il est injuste et ignorant.1

Dieu a confié à l’être humain, en la personne d’Adam, le « dépôt sacré » qui constitue sa particularité dans la création, et dont « les cieux, la terre et les montagnes n’ont pas voulu se charger », non pas par opposition ou par désobéissance envers Dieu, mais par crainte du poids d’une telle responsabilité. Dieu est bien al-Mu’min, « le Croyant », Celui qui fait confiance en l’homme, auprès duquel Il a mis ce dépôt sacré.

Les commentateurs ont beaucoup écrit sur la nature de cette amâna qui est le propre de l’homme. S’agit-il de l’intelligence et de la liberté même relative ? S’agit-il de la foi, de la religion droite et immuable, et de la connaissance de Dieu par le témoignage de Son unicité et de Sa souveraineté ? Si certains y voient l’obéissance, d’autres parlent des actes d’adoration et des obligations rituelles que Dieu a imposés à Ses serviteurs. Quoi qu’il en soit, ces différentes interprétations ne sont pas contradictoires, mais s’accordent pour affirmer que l’homme, puisqu’il accepta cette charge sacrée, est donc dépendant et responsable devant Dieu. L’homme devra en rendre compte à Dieu, répondre devant son Seigneur sur la façon dont Il aura exercé cette charge. S’il s’est montré ici-bas fidèle et loyal par rapport au dépôt confié, sans trahir la confiance que Dieu avait placée en lui, il en sera récompensé par son Seigneur ; mais si l’homme s’est montré infidèle, délaissant sa responsabilité et manquant à ses engagements, il encourra le châtiment de Dieu. Il y a évidemment des degrés dans la punition, proportionnellement à la gravité de la trahison de l’homme : certains, les infidèles, nient totalement le dépôt sacré, alors que d’autres en oublient une partie en commettant des péchés, plus ou moins graves.

D’ailleurs, amâna et îmân, la foi, sont deux termes de la même racine en arabe : ainsi, les êtres humains ont reçu la foi en dépôt, de par leur nature spontanément tournée vers Dieu (la fitra). Au fur et à mesure que les siècles s’écoulent, l’Homme perd progressivement cette foi qui fit l’objet d’un pacte originel (al-mîthâq), conclu entre Dieu et lui, ainsi que cela est attesté dans le Coran par le verset fort connu : « Ne suis-Je pas votre Seigneur ? » Les hommes répondirent : « Certes, nous en témoignons ! » Les hommes, depuis la création d’Adam, sont les héritiers du dépôt sacré. Ils ont conclu avec Dieu le pacte initial. Mais tout au long de l’histoire, les hommes se sont montrés orgueilleux et ignorants, et ont oublié leur nature spirituelle originelle selon laquelle Dieu créa Adam avant sa sortie du Jardin. Aussi, dans Sa miséricorde, Dieu choisit-Il des prophètes pour révéler Sa lumière et rappeler aux hommes cet engagement. Ces prophètes envoyés par Dieu n’ont eu pour seul message que l’affirmation inlassable de l’unicité divine, le tawhîd. L’islam se présente comme un ultime rappel de cette vérité, qui constitue la religion immuable (dîn qayyim).

Dépôt de la foi, ou dépôt des prescriptions légales, ce qui est ainsi proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes leur semble trop pesant. L’homme accepte alors cette charge dont il ne mesure pas toute la portée, et se révèle zhalûm jahûl, transgresseur du pacte et ignorant de tout ce que cette charge impliquait. Selon une autre interprétation, c’est parce qu’il est injuste envers lui-même et ignorant de la portée de ses actes que l’homme accepte cette redoutable mission. L’injustice ou « l’obscurcissement » consiste à ne pas mettre les choses à leur place. Une fois la responsabilité acceptée, l’effort difficile consiste à s’y tenir fermement et à remplir ses engagements. A peine s’était-il chargé du dépôt sacré (entre le temps du ‘asr et la tombée de la nuit, selon Ibn ‘Abbas) qu’Adam commit l’acte de désobéissance qui entraîna sa chute du Paradis. C’est pourquoi, dans un autre verset, Dieu nous révèle :

Nous avions fait une recommandation à Adam avant sa chute, mais il l’oublia. Et Nous ne lui avons trouvé aucune ferme résolution.2

I

Le dépôt sacré, comme tous les dépôts ici-bas, implique :
1. La confiance du Propriétaire envers le dépositaire, qui ne doit pas la trahir :

Ô vous qui croyez ! Ne trahissez pas Dieu et le Prophète, car ce serait trahir sciemment la confiance placée en vous ! Sachez que vos richesses et vos enfants ne sont qu’une épreuve pour vous, et qu’auprès de Dieu il y a de magnifiques récompenses !3

« sciemment », c’est-à-dire « alors que vous savez parfaitement » ; vous savez que c’est Dieu qui vous a confié ce dépôt sacré, quel est l’engagement que vous avez pris avec Lui, et quelles sont vos obligations vis-à-vis de Lui.

2. La responsabilité du dépositaire qui doit préserver le dépôt, et le faire fructifier :

Bienheureux, en vérité, sont les croyants [...] qui respectent les dépôts qui leur sont confiés ainsi que leurs engagements, et qui s’acquittent régulièrement de leurs prières ! Ce sont ceux-là les véritables héritiers auxquels reviendra le Paradis pour l’éternité.4

le respect des dépôts fait partie des qualités des croyants ; il est cité juste avant le devoir de s’acquitter régulièrement des prières rituelles, c’est-à-dire qu’il va de paire avec la foi et la pratique religieuse. Les autres qualités mentionnées au début de cette sourate sont : prier avec recueillement et humilité, dédaigner toute futilité, s’acquitter de la zakat, s’abstenir de tout rapport charnel en dehors du mariage. Telles sont les qualités de la foi qui conduisent, par la grâce de Dieu, au Bonheur éternel dans l’Au-delà.

3. Rendre finalement le dépôt à son Propriétaire :

Car

Dieu vous a prescrit de restituer les dépôts à leurs propriétaires, et de vous montrer équitables quand vous êtes appelés à juger vos semblables. C’est là une noble mission que Dieu vous exhorte à remplir. Dieu entend tout, voit tout.5

Ainsi le Prophète disait : « Rends le dépôt à celui qui te l’a confié, et ne trahis pas celui qui t’a trahi ! »6

Il faut bien comprendre que le dépôt n’appartient qu’à son propriétaire, et non au dépositaire. Celui-ci en est seulement l’usufruitier. Il en va ainsi pour toutes choses ici-bas : rien ne nous appartient réellement car tout vient de Dieu, et est entre Ses mains. Nous en profitons avec Sa permission pour ce monde et surtout en vue de l’Autre.

II

La responsabilité du dépôt nécessite de la part du dépositaire, des qualités et des vertus vis-à-vis du propriétaire, du dépôt, et de soi-même : comme la sincérité, la fidélité, la fiabilité, la loyauté, l’honnêteté, l’intégrité, l’attention, la droiture, la vigilance, la prudence, le respect.

Toutes ces nobles qualités distinguaient justement le Prophète, et ce n’est donc pas un hasard si, avant même de recevoir la révélation divine, il était surnommé par ses compatriotes al-Amîn, « l’homme digne de confiance ». Les gens avaient effectivement l’habitude de lui confier leurs biens et leurs marchandises, et Muhammad n’avait jamais trahi leur confiance, et ne s’était jamais montré malhonnête envers personne. Lorsque Muhammad accepta de prendre Khadija en mariage, elle lui dit : « Fils de mon oncle, je t’aime pour ta parenté avec moi, et parce que tu te tiens toujours dans le centre, évitant de prendre parti parmi les gens pour ceci ou cela ; et je t’aime pour ta droiture, pour la beauté de ton caractère et pour la véracité de tes paroles. » Khadija avait reconnu en lui certains signes de la perfection humaine de Muhammad, al-Amîn, parce qu’il était pleinement respectueux de la amâna de Dieu.

De même, lors de la reconstruction de la Kaaba par les Quraysh, un vif différent éclata entre les clans, chacun revendiquant l’honneur de soulever la Pierre noire et de la mettre à sa place. La situation reste dans une impasse pendant quatre ou cinq jours et la tension monta à tel point que déjà il se concluait des alliances et que des armes étaient préparées pour le combat. Le plus âgé de tous ceux qui se trouvait là proposa alors une solution : « Ô Quraysh, dit-il, prenez pour arbitrer votre litige le premier homme qui franchira le seuil de cette Mosquée. » Les Quraysh acceptèrent de suivre le conseil du vieillard, et le premier homme à pénétrer dans la mosquée l’enceinte sacrée fut Muhammad, qui venait de rentrer à La Mecque après quelque temps d’absence. En le voyant, tous reconnurent immédiatement et spontanément qu’il était la personne véritablement désignée pour cette mission, et son arrivée fut accueillie par des exclamations joyeuses et des murmures de satisfaction. Certains disaient : « C’est al-Amîn ! » « C’est Muhammad, et nous nous en remettons à son verdict », reprenaient d’autres. Une fois mis au courant du litige, Muhammad demanda qu’on lui apporte un manteau, ce qui fut fait. L’ayant étendu par terre, il prit la Pierre noire et la déposa au milieu du vêtement : « Que chaque clan prenne en main le bord du manteau, dit-il, puis levez tous ensemble. » Lorsqu’ils eurent levé le vêtement à la bonne hauteur, Muhammad se saisit de la pierre et la plaça de ses propres mains dans l’angle mural. Le travail de construction reprit alors et le mur fut monté et complété au-dessus de la pierre jusqu’à la hauteur voulue.

III

Le Prophète nous enseigne la relation étroite qui existe entre la foi et le dépôt : « N’a point de foi celui qui n’est pas digne de confiance ; n’a point de religion celui qui ne tient pas ses engagements. »7 Tout ce qui est contraire à la amâna constitue un manque de foi : dévoiler le secret de son ami, espionner les gens en épiant leur intimité et leurs défauts, la médisance, la corruption, le mensonge, la trahison, l’hypocrisie. Dans un autre hadith, le Prophète nous met en garde et nous informe que

les signes distinctifs de l’hypocrite sont au nombre de trois : lorsqu’il relate quelque chose il ment ; lorsqu’il promet il ne tient pas sa promesse ; et si on lui confie un dépôt il se montre déloyal.8

Le dépôt sacré confié par Dieu à l’être humain contient en principe toutes sortes de dépôts qui impliquent des responsabilités dont il faudra rendre compte le Jour de la Résurrection :

  • le tawhîd,
  • les ‘ibâdât (ablutions, témoignage de foi, prière, jeûne, aumône, pèlerinage)
  • la famille et la bonne éducation des enfants
  • la parole (orale ou écrite) et la langue ainsi que tous les membres du corps
  • les conversations privées, dont il ne faut pas répéter les secrets
  • le conjoint, la femme en particulier, dont il faut préserver l’intimité et l’intégrité
  • les biens publics et privés qui ne doivent pas être détournés ou spoliés
  • les responsabilités professionnelles et l’autorité politique

C’est non seulement la base d’une communauté fraternelle et d’une société soudée, où confiance réciproque et partage règnent, mais également l’une des clés du salut, du bonheur, et de la réussite ici-bas et dans l’Au-delà. 
Il est dit qu’à la fin des temps, la foi et la fidélité se retireront des cœurs, tandis que les épreuves et les tentations augmenteront, parce que l’homme aura démontré l’injustice et l’ignorance dont il est capable, en ne sachant pas respecter le dépôt sacré de Dieu. Un bédouin demanda en effet au Prophète :

Quand l’Heure dernière viendra-t-elle ? – Lorsque le dépôt sacré sera perdu, répondit le Prophète, alors attends-toi à voir l’Heure.9

Certains commentaires des savants, comme le Shaykh Ahmad ibn Idris, mettent l’accent sur le fait que le « dépôt sacré » ainsi proposé et confié par Dieu à l’homme est une fonction extraordinaire et magnifique. Seul un être créé « dans la forme et la disposition les plus parfaites » (selon l’expression coranique fî ahsani taqwîm dans la sourate 95 : 4) tel que l’homme a la capacité d’assumer cette responsabilité. Toutes les autres créatures ont une nature et une capacité insuffisantes pour supporter la charge du « dépôt sacré ». Aussi les cieux, la terre et les montagnes refusèrent-ils de s’en charger, et en furent effrayés. Comme Dieu a doté l’homme, en le créant, « de la forme et de la disposition les plus parfaites », l’homme est capable de s’en charger. On pourrait comparer ce dépôt à un vêtement large et long qui va parfaitement et seulement à l’homme. Quand on lui propose ce vêtement l’homme l’accepte, il s’y plaît, et s’en sert. Il en va de même avec le dépôt sacré : quand l’homme ne se montre pas infidèle, par abus de confiance, envers Dieu par rapport au dépôt confié, alors celui-ci lui sera de la plus grande utilité, et il en profitera considérablement. Dans ce sens, on comprend alors la fin du verset : « L’homme était injuste et ignorant », c’est-à-dire avant de se charger du dépôt sacré, car après cela, on sait que Dieu lui a donné la connaissance en lui enseignant les noms de toutes choses, noms que l’homme a ensuite appris aux anges. Il faut donc considérer toute la noblesse de l’essence humaine quand l’homme se montre fidèle au dépôt sacré et ne trahit pas la confiance de Dieu, qui l’a créé d’abord dans la meilleure des formes et des constitutions.

Puis Nous l’avons ramené au plus bas de l’échelle, exception faite de ceux qui ont la foi et pratiquent les œuvres pieuses : ils auront une rétribution illimitée !10

Dieu a donc confié à l’homme le dépôt sacré, par lequel il pourra, s’il reste fidèle, accéder aux plus hauts degrés spirituels, qu’aucune autre créature ne saurait atteindre. Si l’homme ne trahit pas la confiance divine, Dieu le fera ainsi entrer dans Son paradis où il lui sera donné de voir Sa face, et d’être vivifié par Dieu éternellement. Y a-t-il chose plus noble et plus élevée que celle-là ? Quelle perte, quel échec pour celui qui se détourne du Royaume éternel et de la Grâce divine, par trahison envers le dépôt sacré en se perdant dans les vanités du monde éphémère, en troquant la demeure éternelle contre ce bas-monde périssable qui ne vaut, aux yeux de Dieu, pas plus que l’aile d’un moustique.


Que Dieu fasse que nous soyons de ceux qui sont fidèles à Lui et au dépôt sacré !


  1. Coran 133 : 72.
  2. Coran 20 : 115.
  3. Coran 8 : 27-28.
  4. Coran 23 : 1-11.
  5. Coran 4 : 58.
  6. Abu Dawud.
  7. Ahmad.
  8. Bukhari et Muslim.
  9. Bukhari.
  10. Coran 95 : 5-6.

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