La vie quotidienne et la mort

IlhamAllah Chiara Ferrero

30-10-2012

Je voulais avant tout remercier le Conseil des Femmes de la Commune de Bergame pour cette initiative qui attire notre attention sur l’une des questions les plus centrales de l’existence humaine : le véritable sens de la vie et de la mort. Dans le titre de la conférence il a été spécifié « vie quotidienne », peut-être justement pour affirmer que seul le rappel constant de « l’autre monde » peut nous amener à une véritable compréhension de ces réalités qui accompagnent l’homme et la femme bien avant même leur naissance jusqu’au moment de la Résurrection. De nombreux versets du Coran et traditions du Prophète Muhammad abordent le thème de la vie et de la mort. Les citations qui nous ont été rapportées avant les relations des intervenants sont fondamentales pour nous orienter à ce sujet.

La première tradition prophétique enseigne que « les hommes dorment et quand ils meurent, ils se réveillent » :

Ce bref enseignement contient en lui-même certaines réponses aux interrogations profondes que la rencontre de ce soir soulève. La notion de futur, par exemple, pourrait être revue à la lumière d’une conception du temps qui, au cours des siècles derniers, a peut-être été considérée à tort comme une évolution indéfinie vers un bien-être en progrès constant. C’est ainsi que les attentes que nous remettons au lendemain pourraient, elles aussi, être redimensionnées par la conscience que notre vie terrestre revêt un caractère relativement illusoire. Par voie de conséquence, l’espérance dans une vie meilleure ne devrait pas être confondue avec nos bonnes intentions qui consistent à vouloir changer le monde sans avoir, tout d’abord, changé nous-même.

Dans une perspective islamique, nous pourrions dire que l’espérance est la capacité de l’homme à mettre sa confiance en Dieu : la peur du monde qui l’entoure laisse la place à la crainte de Dieu, qui est la limite qui protège l’homme de l’action vers ce qu’il ne connaît pas ; le futur, quant à lui, représente un cycle de l’existence dans lequel la décadence et le renouvellement alternent en permettant au monde de subsister tant que Dieu le voudra.

Cette synthèse très approximative de conceptions et de réalités complexes nous aident, en définitive, à réfléchir au fait que la vie sur cette terre est une des multiples modalités d’existence dans laquelle Dieu place Ses créatures, et qu’elle ne peut être comprise que si l’on élève notre vision humaine au plan divin. Il s’agit là d’une vision métaphysique qui unit la transcendance et l’immanence, en éliminant un certain dualisme philosophique dont nous sommes tous bien imprégnés.

Les Occidentaux ont l’habitude d’appeler “mort” ce qui n’est seulement que la fin de l’existence terrestre et ils ne réussissent, du reste, presque pas à concevoir les autres changements analogues : il semble, en effet, que ce monde soit pour eux la moitié de l’Univers alors que pour les Orientaux il n’en représente qu’une portion infinitésimale.1

La finalité de la vie en ce monde est l’autre monde. Associer à la vie terrestre une autre finalité crée des fractures dangereuses en l’homme et la femme d’aujourd’hui. L’unité sur laquelle insiste sans cesse la doctrine islamique est aussi l’unité constitutive de l’homme qui est à la fois esprit, âme et corps. Si l’on néglige une seule de ces composantes de l’être, on risque de mener une vie déséquilibrée et disharmonieuse qui éloigne inéluctablement de Dieu. Distinguer, sans les confondre, l’âme et l’esprit, tel est l’un des efforts majeurs qui sont demandés à l’humanité contemporaine. En effet, c’est bien l’esprit qui ne meurt pas ; alors que notre tendance à nous identifier avec l’âme destinée à disparaître est la principale source de souffrance !

D’après un grand théologien musulman qui vécut entre le 11e et 12e siècle, Al-Ghazali, la Vérité apparaît dans la vie du croyant seulement sous une forme métaphorique du fait de la tendance de l’homme qui le pousse à se concentrer uniquement sur ses sens et son imagination. Cette tendance de l’âme incite l’homme à rester indifférent à l’esprit, qu’il porte pourtant en lui, au point de se négliger lui-même en ne portant son attention que sur l’extériorité.2

Mais poursuivons notre réflexion sur les citations initiales :

La seconde tradition rapporte cet avertissement du Prophète : « Que personne parmi vous ne souhaite la mort. Si la personne est vertueuse, il se peut alors qu'elle augmente ses bonnes actions. Et si elle est malfaisante, il est possible qu'elle se repente. » :

Dieu Seul « fait vivre et fait mourir », « reconduit à Lui tous les hommes », et « personne ne meurt sans Sa permission ». La mort n’appartient donc pas à l’homme, lequel n’a ni le pouvoir de la provoquer, ni celui de la refuser. C’est Dieu qui a donné la vie en insufflant Son Esprit dans la forme d’argile d’Adam : c’est ainsi que la naissance de chacun d’entre nous rappelle ce premier acte divin. La Création se renouvelle à chaque instant. Ce principe est le fondement même de la vie. En effet, la Création n’a pas été épuisée par le temps, ni limitée par l’espace ; elle est avec le début de l’Univers, bien au contraire, le fruit d’une intervention divine constante.

La possibilité qu’a l’homme de reconnaître l’action de Dieu dans le monde est un des fondements de la foi qui se manifeste dans la pratique quotidienne des actes cultuels. Cette pratique rituelle serait vaine sans un élan de gratitude et de louange envers Dieu pour cette vie qu’Il concède à l’homme comme épreuve et passage dans la vie future. À plusieurs reprises, le Coran invite l’homme à cueillir dans la richesse de la Création une bénédiction divine constante, à jouir des plaisirs de la vie en sachant que « la vie de ce monde, en comparaison de la Vie dernière, n’est qu’une jouissance éphémère »3. Déjà en ce monde, l’homme peut connaître un avant-goût de la douceur de la vie éternelle à travers certains plaisirs fugaces, non pas en supprimant ses propres passions, mais en les canalisant vers l’adoration de Dieu. Il s’agit là d’un point fondamental de la doctrine de l’islam relative à la vie, doctrine dont le monachisme ne fait pas partie, et qui enseigne plutôt aux hommes et aux femmes comment sacraliser tous les instants en vivant ceux-ci en Son Nom.

Tout ce qui vous a été donné n’est que jouissance éphémère de la vie de ce monde. Ce qui est auprès de Dieu est meilleur et plus durable, pour ceux qui croient ; ceux qui se confient à leur Seigneur ; ceux qui évitent les péchés les plus graves et les turpitudes ; ceux qui pardonnent après s’être mis en colère.4

Celui qui saura bénéficier des dons de la Création sans vouloir les posséder, saura agir avec détachement en ce monde, en se rappelant que « tout appartient à Dieu et à Lui nous faisons retour ». En revanche, ceux qui s’attachent aux biens matériels auront manqué l’épreuve divine et, malgré leur obstination dans la recherche des plaisirs de la vie d’ici-bas, s’éloigneront toujours plus de la vraie félicité. Cet enseignement est important car l’islam, avant même de rappeler à ses propres fidèles d’agir sur un plan moral, leur rappelle d’honorer tout d’abord leur nature ontologique faite à l’image de Dieu, « selon la forme du Miséricordieux ». Toute idée de mortification dans la vie est donc étrangère à l’islam car elle contredit le dessein de Dieu inhérent à la Création. Ces quelques réflexions suffiraient pour comprendre pourquoi le suicide est considéré comme un acte répréhensible, et pourquoi celui qui le commet ne saurait mériter la célébration du rite funéraire. C’est la raison pour laquelle également toutes les actions de violence et de destruction exaltées par les fondamentalistes, qui attentent à la vie d’autrui ou à la Création, ne trouvent aucune justification dans la doctrine islamique.

Est-ce que ceux qui font le mal pensent que Nous les traiterons comme ceux qui croient et qui accomplissent des œuvres bonnes puisque tous sont égaux dans la vie et dans la mort ? Comme ils jugent mal ! Dieu a créé, en toute vérité, les cieux et la terre, afin que chaque homme soit rétribué pour ce qu’il aura fait. Personne ne sera lésé.5

Pour conclure, rapportons enfin :

Un troisième enseignement prophétique qui exhorte : « Agis dans ce monde comme si tu devais vivre éternellement, et agis pour l’autre monde comme si tu devais mourir demain » :

On a là, dans cette invitation à une double action apparemment contradictoire, l’un des éléments essentiels de la question de la vie et de la mort dans son ensemble. Dans l’union des opposées que sont l’éternité et la fin imminente, l’homme trouve le détachement de la mort qui n’est plus alors l’épilogue de la vie mais plutôt la fin de son passage sur terre.

L’eschatologie et l’éternité sont respectivement la fin et le nouveau commencement auxquels l’humanité entière, de tous les temps, sera appelée par Dieu. La tendance naturelle des hommes est de remettre à un futur lointain ce « passage » de la mort qui constitue une réalité bien présente à laquelle ils sont bien obligés d’être confrontés dès maintenant.

A chaque époque, le rappel de l’eschatologie transmis par les différents prophètes amenait les nouveaux incroyants de l’époque suivante à dire que le monde, finalement, n’était pas fini. Le Prophète Muhammad parlait à ses compagnons des signes de la fin des temps comme si c’était une chose imminente à leur époque : cela fait presque 1500 ans déjà. De nos jours, on constate, lorsque l’on expose ces questions, un certain scepticisme qui conduit à les éviter tout simplement, de peur qu’ils ne soient pas assez « modernes ». À l’extrême opposé, on a ceux qui incitent à des visions apocalyptiques et catastrophiques, neutralisant ainsi le message authentique que renferme la notion de fin du monde. La tradition islamique attend comme « annonce de l’Heure » le retour de ‘Isa, Jésus, qui viendra en tant que Juge et non comme prophète. C’est seulement après cette venue que Dieu convoquera l’humanité entière, celle de tous les temps. Les morts se lèveront alors des tombes avec leur propre corps pour être réunis et jugés par Dieu. La résurrection coïncidera également avec l’entrée au Paradis ou en Enfer, selon les actions accomplies par chacun durant sa vie. Pour le croyant, la résurrection est « la seconde création » ou « la dernière naissance » comme il est dit dans le Coran6. Elle représente donc son accession à la vie éternelle.

En ces temps très particuliers qui semblent “mettre en crise” les religions elles-mêmes, nous avons la responsabilité d’intervenir et de savoir transformer en bien cette “crise” qui nous touche tous ; crise dans le sens étymologique du terme, qui est celui de “jugement”, moment de vérité inhérent au dévoilement même de la nature réelle des choses.7

Quelles sont les aides sur lesquelles l’homme d’aujourd’hui peut compter ? Il peut sembler singulier que ce soit précisément les saints qui, par leur exemple, nous rappellent la possibilité de trouver, dès cette vie, la paix en réalisant la connaissance de notre Seigneur, Al-Hayy, le Vivant, et Al-Qayyûm, le Subsistant par Lui-même.

Cette renaissance spirituelle à laquelle nous sommes tous appelés, chacun bénéficiant des moyens qui sont propres à la religion à laquelle il appartient, sera d’autant plus vraie et sincère que l’on réussira à réaliser que « toute chose périt, à l’exception de Sa Face. »8


  1. René Guénon, L’erreur Spirite, deuxième partie : « Examen des théories spirites » chapitre 3 : « immortalité et survivance », Les éditions traditionnelles, Paris 1984.
  2. Al-Ghazali, La perle précieuse, voyage dans l’au-delà, édition d’Ennour 2006.
  3. Coran 13 : 26.
  4. Coran 42 : 36-37.
  5. Coran 45 : 21-22.
  6. Coran 29 : 20.
  7. Abd al-Wâhid Pallavicini, L’Islam interiore, Il Sagiattore, Milan 2002.
  8. Coran 28 : 88.

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