Le retour de Jésus selon l’islam

Yahya Pallavicini

04-12-2012

Il demeure encore peu connu, de nos jours, que la figure de Jésus occupe dans la Tradition islamique une place tout à fait unique et exceptionnelle. L’islam reconnaît non seulement la première venue de Jésus, mais fait de sa seconde venue à la fin des temps un élément fondamental de sa doctrine eschatologique. En effet, le retour de Jésus constitue, selon l’islam, un événement majeur de l’eschatologie universelle, marquant l’avènement de l’Heure dernière de ce monde, le Jour de la Résurrection où Dieu réunira l’humanité pour le Jugement dernier.

Toutes les religions évoquent l’eschatologie et prédisent la venue d’une figure exceptionnelle pour la préparer et l’accompagner. Mais seuls les chrétiens et les musulmans s’accordent sur le nom du Messie : ils disent que ce sera Jésus. Ainsi Jésus le Christ n’est pas seulement celui qui tout à la fois rapproche et sépare les chrétiens et les musulmans. Il est aussi et surtout celui qui les rassemblera à la fin des temps.

Mais l’eschatologie est trop sublime pour que l’on essaye d’en décrypter les arcanes. Cette attente commune et universelle révèle l’unité transcendante qui relie entre elles, au-delà des théologies spécifiques et des dénominations différentes, les traditions religieuses et spirituelles de l’humanité. Elle indique aussi la nécessité, pour leurs fidèles sincères, d’une convergence profonde pour qu’ils se préparent activement à cette venue, chacun sur son chemin, en sachant correspondre à la qualité et au caractère de cette ultime manifestation divine avant la fin.

L’islam déploie une riche prophétologie qui fonde l’histoire sacrée. Le rappel constant du Dieu unique dont le nom arabe est Allah, le même pour tous les hommes, à la fois lointain et proche, transcendant et immanent, Tout-Puissant et plein d’Amour, est porté à l’humanité par une succession de prophètes suscités par la miséricorde divine. Si l’essence du message est toujours et partout la même, en réponse à une même nature spirituelle (fitra) de l’homme créé pour la connaissance de Dieu, le Seigneur répond à la diversité des circonstances, des cultures et des langues en adaptant la forme du message aux hommes qui en sont les destinataires : « Nous n’avons envoyé de prophète qu’avec la langue de son peuple, afin qu’il éclaire celui-ci. » (Coran 14 : 4)

Ces prophètes sont ainsi considérés par l’islam comme des « prophètes islamiques », dont la succession est close par Muhammad, « sceau des prophètes » et porteur d’un message, le Coran, qui confirme et récapitule les précédents. Le texte du Coran mentionne vingt-sept de ces prophètes, depuis Adam, premier homme et premier prophète, en passant par de nombreux prophètes dits « bibliques », des prophètes « arabes », et quelques figures plus énigmatiques, comme le savant compagnon de Moïse. Pourtant, tous ces prophètes ne se présentent pas avec la même importance. « Ces envoyés, Nous en avons distingué certains au-dessus des autres » dit le Coran. Certaines figures s’imposent par le nombre et la richesse des histoires exemplaires que le texte coranique propose.

I. Jésus selon l’islam

Ainsi en est-il de Jésus fils de Marie, sayyiduna ‘Isa ibn Maryam qui n’est pas un prophète islamique « comme les autres », parce que, depuis sa naissance miraculeuse jusqu’à son retour à la fin des temps, sa vie et sa fonction sont liées à l’Ordre métaphysique de l’existence universelle.

Nous devons essayer de garder à l’esprit que le Coran parle du même Jésus que celui qui est décrit dans les Evangiles, qu’il n’est pas un personnage différent. Si, en effet, pour l’islam, Jésus est bien al-Masîh, c’est-à-dire le Messie, « l’Oint », donc « le Christ », il n’en demeure pas moins que la christologie islamique diffère de la doctrine chrétienne.

Selon l’islam, la naissance de Jésus est un miracle. Sa mère, la vierge Marie, la Véridique, a été purifiée, élue et choisie par Dieu « au-dessus des femmes de l’univers ». Elle a enfanté sans l’intervention d’un père humain, mais comme effet de l’Ordre divin qui donne l’existence à toute chose. L’ange Gabriel, en annonçant à Marie la naissance d’un « garçon pur », précise que Dieu fera de Jésus un signe pour les hommes, une miséricorde de Sa part, et un ordre décrété.

La nature extraordinaire de Jésus, qualifié de « verbe de Dieu » (kalimat Allâh) et d’« Esprit de Dieu » (rûh Allâh), n’exclue pas le fait qu’il se présente lui-même, et avant tout, comme le serviteur de Dieu, dont la fonction, lors de sa première venue, est celle d’un prophète, d’un envoyé chargé de transmettre la Révélation divine.

Le Coran cite les paroles de Jésus nouveau-né — autre miracle — rendant justice à sa mère pure et innocente contre les calomnies de son peuple :

Je suis en vérité le serviteur de Dieu. Il m’a apporté le Livre et a fait de moi un prophète. Il m’a béni où que je sois, et m’a ordonné d’accomplir la prière et de faire l’aumône tant que je serai vivant, et de montrer de la piété envers ma mère. Il n’a pas fait de moi un tyran misérable. Que la paix soit sur moi le jour où je naquis, le jour où je mourrai et le jour où je serai ressuscité vivant. (Coran 19 : 30-33)

Jésus est « aidé par l’Esprit de Sainteté ». Il vient confirmer la Thora révélée avant lui, direction et exhortation pour ceux qui craignent Dieu. « Avec la permission de Dieu », nous dit le saint Coran, Jésus accomplit des miracles : il guérit l’aveugle-né et le lépreux, et ressuscite les morts, façonne avec de la glaise une forme « comme l’aspect extérieur d’un oiseau », et, en soufflant dessus, lui donne la vie, avec la permission de Dieu. Dieu lui a accordé le Livre et la Sagesse — la connaissance révélée par Dieu et la connaissance humaine — la Thora et l’Évangile, c’est-à-dire, dans la perspective islamique, la forme particulière du message éternel qui a été providentiellement donnée par Dieu à Moïse et à Jésus.

Comme Esprit divin, la fonction providentielle de Jésus est celle de la vivification des formes en transmettant un souffle de miséricorde qui redonne la vie aux morts, vient, au-delà de la lettre qui tue, revivifier la Tradition, et ainsi ouvrir à nouveau le chemin de la Connaissance par le témoignage de la plus haute spiritualité réalisée dans la servitude parfaite à l’égard de Dieu. Telle est, en effet, la vocation de l’être humain dont la raison d’être est la connaissance de Dieu. A l’image des oiseaux en glaise qui prennent vie en recevant l’esprit insufflé, avec la permission de Dieu, par Jésus, l’homme lui-même a été créé d’argile et du Souffle de Dieu, et ainsi fait « à l’image du Miséricordieux ».

Oui, il en est de Jésus comme d’Adam auprès de Dieu : Dieu l’a créé de terre, puis Il lui a dit : « Sois », et il fut. (Coran 3 : 59)

Le Coran apporte des éléments sur le mystère de la crucifixion, il semble aller même jusqu’à nier la crucifixion, et affirmer que le Christ a été préservé miraculeusement et rappelé « tout entier » (c’est-à-dire dans tout son être, corps compris) auprès de Dieu :

Dieu dit : « Ô Jésus, voici que je vais te rappeler à Moi et t’élever vers Moi, et te purifier du contact des hommes infidèles » (Coran 3 : 55)

Ailleurs, on peut lire :

Or ils ne l’ont pas tué ; ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi. Ceux qui divergent à son sujet sont réellement dans le doute à son sujet ; ils n’en ont aucune connaissance certaine, et il n’y a là que conjecture. Ils ne l’ont certainement pas tué, mais Dieu l’a élevé à Lui : Dieu est puissant et juste. (Coran 4 : 157)

La tradition révélée de l’islam désigne Jésus fils de Marie comme Rûh Allâh, l’Esprit de Dieu qui, en tant que tel, ne peut être assurément tué ou crucifié, étant en Soi nécessairement immortel. Pour le Coran, le mystère de la figure de Jésus, dans sa première venue comme lors de son retour, ne saurait être interprété par une conception anthropomorphiste de la Réalité divine. En effet, seul peut être mortel ce qui est soumis à l’espace et au temps, comme l’est la forme du symbole qui ne doit pas être confondue avec le Principe ordonnateur, ni avec l’Essence divine.

II. La redescente de Jésus à la fin des temps

Toujours est-il que les musulmans et les chrétiens affirment que la scène de la crucifixion a été le théâtre d’un miracle — même s’ils sont en désaccord apparent sur la nature de ce miracle — et que Jésus le Christ est encore vivant auprès de Dieu.

La mission du Christ n’est pas achevée puisqu’il doit redescendre à la fin des temps. Le retour de Jésus est décrit en effet comme une descente (nuzûl). Le Coran est particulièrement riche en descriptions symboliques de l’eschatologie universelle : le séisme de l’Heure dernière, la Résurrection, le Rassemblement final des âmes, le Jugement divin et l’entrée dans les degrés paradisiaques ou infernaux y sont décrits dans de longs passages d’une grande force symbolique et rythmique. Jésus y est désigné comme ‘ilm li-s-sâ‘a (ou, selon une autre lecture, ‘alam li-s-sâ‘a), « signe annonciateur de l’Heure dernière », ou même plus littéralement « science pour l’Heure dernière ». Voici les versets en question :

Lorsque le fils de Marie leur est proposé en exemple, ton peuple s’en détourne ; ils disent : « Nos divinités ne sont-elles pas meilleures que lui ? » Ils ne t’ont proposé cet exemple que pour discuter. Ce sont des amateurs de disputes. Lui n’était qu’un serviteur auquel Nous avions accordé notre Grâce, et Nous l’avons proposé en exemple aux fils d’Israël. Si Nous l’avions voulu, Nous aurions fait, d’une partie d’entre vous, des anges, et ils vous remplaceraient sur la terre. Jésus est, en vérité, l’annonce de l’Heure. N’en doutez pas et suivez-moi. Voilà un chemin droit ! Que le démon ne vous trompe pas. Il est votre ennemi déclaré. Lorsque Jésus est venu avec des preuves manifestes, il dit : « Je suis venu à vous avec la Sagesse pour vous exposer une partie des questions sur lesquelles vous n’êtes pas d’accord. Craignez Dieu et obéissez-moi ! Dieu est, en vérité, mon Seigneur et votre Seigneur. Adorez-Le ! Voilà un chemin droit ! » (Coran 43 : 57-64)

La seconde venue de Jésus annonce donc l’Heure. Dieu seul connaît quand surviendra l’Heure : Il possède la « science de l’Heure », et Jésus est une expression de cette Science divine infinie. Le retour de Jésus est un signe de reconnaissance pour ceux qui sauront le reconnaître afin de pouvoir le suivre à la fin des temps. Il s’agit, pour tous les croyants sincères qui attendent son retour, de s’y préparer en acquérant cette science christique eschatologique qui permettra de discerner entre la vérité et l’erreur, entre le chemin droit et l’égarement, entre le Christ et le démon trompeur, l’Antéchrist.

En effet, si le Coran fait seulement allusion au rôle eschatologique de Jésus, le commentaire donné par la tradition prophétique est beaucoup plus explicite. On y apprend que la redescente du Christ sera précédée de la venue du Messie trompeur (al-masîh ad-dajjâl). Celui-ci séduira la multitude par des prodiges, et proposera, sous la forme de deux fleuves, une image du paradis qui sera en réalité l’enfer, et une image de l’enfer qui sera en réalité le paradis. Le Prophète Muhammad enseigne : « Dieu n’a jamais, depuis qu’Il a créé Adam et jusqu’à l’arrivée de l’Heure dernière, fait descendre sur terre une épreuve plus terrible que celle de l’Antéchrist. » Le Prophète le décrit symboliquement en ces termes :

Il dira au gens : « Je suis votre Seigneur ». Pourtant il sera borgne, et votre Seigneur ne l’est pas. En plus, le mot « infidèle » est inscrit entre ses yeux. Tout croyant, qu’il soit lettré ou illettré, pourra le lire.

La descente du Christ, préparée par les combats spirituels de l’Imam Bien-guidé (al-Mahdî), mettra un terme à l’imposture du Dajjâl. Le Christ ne viendra pas comme un « nouveau » prophète porteur d’une Loi sacrée supplémentaire, mais comme « juge équitable » et « sceau de la sainteté ».

Transporté dans un halo de lumière et enveloppé dans deux tuniques, Jésus descendra ainsi, posant ses mains sur les ailes de deux anges ; et de sa chevelure ruisselleront des gouttes brillantes comme des perles, dont il oindra le visage de ceux qui, protégés par Dieu, auront su le reconnaître. Jésus, dont il est dit que « son souffle ira aussi loin que son regard », se rendra à Jérusalem pour rejoindre et suivre, dans la prière en commun de l’aube, le Mahdi, auquel il aura conféré l’ordre de conduire cette prière ; puis il sortira alors pour combattre et vaincre finalement l’Antéchrist qui, en portant son regard borgne sur lui, « fondra comme fond le sel dans l’eau ». Après quoi, Jésus et ses compagnons combattront également les hordes de Gog et Magog déferlant de toute part et dévastant tout sur leur passage. Jésus implorera Dieu contre eux, et Dieu les fera périr.

L’imam al-Mahdi

Le métaphysicien shaykh Abd al-Wahid Yahya, plus connu en Occident sous le nom de René Guénon, affirmait : ce redressement ne pourra être préparé

que par celui qui, unissant en lui les puissances du Ciel et de la Terre, celles de l’Orient et de l’Occident, manifestera au dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action, le double pouvoir sacerdotal et royal conservé à travers les âges, dans l’intégrité de son principe unique, par les détenteurs cachés de la Tradition primordiale.1

Une parole du Prophète Muhammad rappelle :

Quand il ne restera au monde qu’un seul jour pour exister, Dieu allongera ce jour jusqu’à ce qu’un homme de ma postérité se manifeste : son nom sera mon nom, son patronyme sera mon patronyme ; il remplira la terre d’harmonie et de justice comme elle avait été remplie jusqu’alors de violence et d’oppression.&

Ibn ‘Arabi précisait que le Bien-Guidé, al-mahdî, de la tradition islamique, « rétablira la religion pure. Il insufflera l’Esprit dans l’islam […] Il fera apparaître la Religion telle qu’elle est véritablement », c’est-à-dire en tant que Tradition primordiale qui est, pourrait-on dire, à la fois islam, comme pure soumission à Dieu, catholicisme dans le sens d’universalité, et orthodoxie dans le sens de la conformité à la Réalité métaphysique. Cet Esprit, insufflé à nouveau, n’est autre que l’Esprit christique, l’Esprit de Dieu.

La fonction du Mahdi est inséparable de celle du sceau de la sainteté, elles sont concomitantes et complémentaires, et représentent deux aspects, extérieur et intérieur, d’un principe unique ; du reste, un hadith précise expressément qu’« il n’est d’autre Mahdi que Jésus fils de Marie »

Sceau de la sainteté

Jésus compte parmi les « Rapprochés de Dieu ». Selon les enseignements de certains maîtres spirituels, comme Muhammad est le « sceau des prophètes et des envoyés de Dieu », après lequel il n’y aura plus de prophètes ni de lois révélées par Dieu, Jésus sera dans sa seconde venue le « sceau de la sainteté universelle » initié depuis Adam. La sainteté est l’esprit et la dimension intérieure de la prophétie. Ibn ‘Arabi, le plus grand des maîtres de l’ésotérisme islamique, décrit la qualité du sceau de la sainteté universelle en ces termes :

Il est investi de la qualification du Dépôt confié. Dans sa main sont les clefs des souffles. Sa disposition consiste à être dans le détachement et le mouvement. Telle est la caractéristique de Jésus qui vivifiait les morts par l’Insufflation de l’esprit et qui était parmi les messagers ascètes. (Al-Futuhat al-Makkiyya, chap. 73)

Dans l’islam, Jésus est considéré comme le prototype du saint contemplatif en qui prédomine l’aspect de l’amour pour Dieu. L’amour est le symbole de la tension de l’aspiration spirituelle qui vise à l’union avec l’objet de son désir, en l’occurrence Dieu. En Jésus, l’union des aspects complémentaires est particulièrement évidente, de sorte qu’il est lui-même le symbole de l’amour de la créature pour le Créateur et de la miséricorde de Celui-ci pour celle-là. Il avant tout ‘abd, serviteur de Dieu, et en même temps Rûh Allâh, Son Esprit, sans que ces deux aspects, unis en lui, y soient pour autant confondus. De même, ses deux venues sont complémentaires : la première comme rasûl Allâh, envoyé de Dieu porteur d’une nouvelle forme de la Révélation divine, la seconde comme Sceau des Saints, englobant tout, et annonce que l’Heure est venue de l’accomplissement du Pacte contracté par les créatures à l’égard de leur Créateur.

Jésus rassemblera tous les vrais croyants pour une ultime prière avant que ne sonne la Trompette qui terrassera tous les vivants.

En vérité, il n’y aura personne, parmi les Gens du Livre, qui ne croie en lui [Jésus] avant sa mort ; et le Jour de la Résurrection, Jésus sera témoin contre eux. (Coran 4 : 159)

Lorsque Jésus redescendra, tous les croyants authentiques, qui auront su adorer Dieu « en esprit et vérité », le suivront, quelle que soit leur religion.

Ce sera alors, nous dit le Prophète, la paix totale sur la terre au point que les chamelles paraîtront aux côtés des lions, les tigres aux côtés des vaches et les loups aux côtés des brebis. Les enfants joueront avec les serpents sans qu’ils leur fassent mal. Jésus restera sur terre le temps que Dieu voudra puis il mourra. Les musulmans prieront sur lui et l’enterreront.

Il est dit que Jésus sera enterré auprès du Prophète Muhammad qui exprimait cette proximité spirituelle et prophétique unissant les deux « sceaux », en ces termes :

Les prophètes sont des frères ayant la même religion et de mères différentes. De tous les hommes, je suis le plus proche de Jésus fils de Marie, car il n’y a aucun prophète entre lui et moi (ni avant ni après).

Ainsi, Jésus le Messie détruira l’imposture et l’erreur, manifestant la suprématie de la Parole et de l’Esprit de Dieu, pour rétablir la vérité, la justice et la paix. Quelque temps avant le Jugement dernier, Jésus établira sur terre un âge d’or, réunissant et guidant tous les croyants et les saints dans l’essence pure de l’adoration parfaite de l’Unique.

III. L’Esprit christique pour nos temps

Dans L’homme universel (al-insân al-kâmil), le shaykh Abd al-Karim al-Jili, au chapitre sur les signes annonciateurs de l’Heure (chap. 61), Jour de la grande Résurrection et du Jugement dernier, rappelle l’analogie entre le macrocosme et le microcosme, entre l’existence du monde terrestre et celle de l’être humain. Il explique ainsi que, aux signes de l’eschatologie universelle annonçant la « grande Heure », correspondent les signes de l’eschatologie individuelle qui regarde toute âme qui est vouée à la mort, la « petite heure », puis à la résurrection : « Sache que la petite heure de la résurrection présente des signes distinctifs et annonciateurs qui correspondent analogiquement aux signes annonciateurs et distinctifs de la grande heure dernière. » Le shaykh al-Jili énumère ainsi les signes de la fin des temps, tels qu’ils sont indiqués par la Tradition islamique, en indiquant leurs significations sur le plan de l’eschatologie individuelle.

A propos de l’apparition du Dajjâl, l’Antéchrist qui essaiera d’induire les hommes, notamment par le biais des images inversées du paradis et de l’enfer, le shaykh al-Jili explique que cette imposture diabolique correspond à la confusion, opérée intérieurement par l’âme trompeuse, entre le vrai et le faux : l’homme prend la vérité pour l’erreur, et l’erreur pour la vérité, sous l’influence de l’âme qui incite au mal, excite les passions, suggère les péchés, et fait oublier Dieu. Chaque attribut et chaque action de l’Antéchrist symbolisent des aspects sombres de l’âme.

L’Antéchrist sera combattu et anéanti par le vrai Christ qui redescendra muni d’une lance. Quand l’Antéchrist verra Jésus, l’Antéchrist fondera comme le seul dans l’eau, et Jésus le frappera de sa lance, tuant l’Antéchrist. De même, explique le shaykh al-Jili,

Jésus l’Esprit porteur de l’illumination spirituelle anéantira le mal insinué dans l’âme, car Jésus est l’Esprit royal de Dieu : quand vient la Vérité, la vanité et l’erreur s’évanouissent, et alors toutes les illusions et les parodies disparaissent.

De même qu’il n’y a pas de résurrection sans mort, il ne peut y avoir de réalisation spirituelle, de renaissance à la plénitude de l’Esprit divin sans mort de l’individualité, cette mort initiatique que l’islam appelle « extinction en Dieu » (al-fanâ’ fî Allâh) suivie par la « permanence par Dieu » (al-baqâ’ bi Allâh). Jésus est bien l’exemple de cette résurrection spirituelle dans le sacrifice de l’ego. Par son élévation au ciel et sa redescente sur terre à la fin des temps, Jésus est le prototype parfait du saint qui, après avoir accompli la « réalisation ascendante » vers Dieu, accompli la « réalisation descendante » en retournant vers les créatures.

Ce n’est que par cette mort à l’individualité, à l’ignorance, pour tout dire, que peut être réalisée la plénitude du symbole de la manifestation finale du Messie, que nous tous, juifs, chrétiens et musulmans, et au-delà, attendons en principe.

Quant à l’Antéchrist, l’imposteur qui tentera, selon la parole évangélique, « jusqu’aux élus, si cela était possible », il ne fera que reproduire, à la fin, le refus initial d’Iblis, Satan, de se soumettre à la volonté divine et de s’incliner, de se plier devant la nature spirituelle d’Adam dont il ne perçoit que les éléments psychique et corporel. Cette méconnaissance de sa propre réalité spirituelle s’est imposée à l’homme moderne au point même que certains qui, en théorie du moins, reconnaissent le ternaire esprit, âme et corps, en arrivent, malgré tout, à confondre l’esprit avec le psychisme, lequel est, par nature, individuel. Cette attitude traduit la prétention individuelle à exercer la Seigneurie avant d’avoir exercé la servitude. Jésus n’enseignait-il pas :

Dieu est mon Seigneur et votre Seigneur. Adorez-Le et obéissez-moi !

Nous croyons que certains signes avertisseurs comme l’absence de foi, l’oubli, l’infidélité, l’indifférence coupable, le désordre, le manque total de sincérité, de sérieux, d’intégrité et de cohérence – pour n’en citer que quelques-uns – ne sont que les conséquences de l’absence de référence à Dieu, Lui qui est véritablement le seul et unique point de repère vers lequel nous devons nous tourner. Cela nous ramène à ce que René Guénon rappelle dans son œuvre qui rassemble cet héritage de sagesse nécessaire pour reconnaître les signes de la fin des temps. Force est de constater que ces signes de l’endurcissement des cœurs correspondent très exactement à ce que lui-même appelle la « solidification », cette fermeture aux influences bénéfiques du Très-Haut, qui est suivie de la « dissolution », dans un nivellement parodique des vertus spirituelles. Du reste, comme il est rapporté de diverses façons dans tous les textes sacrés, l’un des sombres présages de l’Apocalypse est précisément l’inversion de la perspective orthodoxe du sacré, qui distrait les hommes par les illusions confuses du « prince de ce monde » et les rend esclaves du « faux Messie », l’Antéchrist, l’imposteur qui précède le Christ de la seconde venue. La conséquence des ces influences néfastes est déjà manifeste pour ceux qui veulent bien ouvrir les yeux et qui ont des oreilles pour entendre.

L’illusion de l’Antéchrist « a sa racine dans l’erreur dualiste », nous dit le Shaykh Abd al-Wahid Yahya Guénon. Or, celle-ci ne peut venir que de l’individualité qui constitue l’écran psychique que seul le souffle de l’Esprit peut dissiper pour révéler l’Unité de Dieu, dans Sa transcendance, mais aussi dans Son immanence.

Nous ne voudrions pas faire ici le catalogue détaillé de ces erreurs qui reposent toutes sur des erreurs individualistes, mais seulement rappeler les principales, qui font obstacle, en ces temps de la fin, à la manifestation ultime de l’Esprit christique :

  • refus de pratiquer les rites exotériques alors que seuls les rites peuvent trancher les divagations psychiques ;
  • attribution d’une dimension ésotérique à des rites seulement exotériques ;
  • double appartenance à des traditions différentes, même lorsqu’une des deux traditions est complète ;
  • vision séparative de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel ;
  • développement tout académique, théorique et imaginaire des aperçus donnés par René Guénon ou d’autres maîtres ;
  • prétention à se réaliser individuellement et solitairement en dehors de tout rattachement régulier, de toute communauté et de toute maîtrise régulière, là où tous ces supports existent.

Ces erreurs ne pourraient prêter qu’à sourire en d’autres temps, si elles ne cachaient l’entreprise redoutable évoquée plus haut et dont le Shaykh nous a avertis.

Nous craignons, en effet, que, tant du côté chrétien que du côté musulman, on ne reconnaissance pas le Christ de la seconde venue, ‘Isa ibn Maryam, Jésus fils de Marie, ultime manifestation divine et « sceau de la sainteté universelle », que la tradition islamique identifie comme « Esprit royal de Dieu », rûh Allâh al-Mâlik. Nous craignons même que l’on prenne le Christ pour l’Antéchrist et l’Antéchrist pour le Christ.

Du côté chrétien, on risque, en effet, d’attendre la manifestation d’une image exclusive d’un Jésus qui est de plus en plus homme et de moins en moins Esprit. La prétention à une spécificité « chrétienne » non réductible à la Tradition primordiale ne peut que nous inquiéter, dans la mesure où aucune tradition ne saurait être supérieure à la Tradition qui en est la source unique et la trame essentielle, au regard de laquelle toute « spécificité contingente » est nulle et non avenue. Cette « spécificité » revendiquée ne cacherait-elle pas, en fait, un ajout innovant au christianisme même, ajout qui serait comme l’imperceptible et subtil point noir qui distingue le Messie de l’Imposteur. Cette distinction est indiquée, dans la langue arabe sacrée, par un simple point diacritique qui permet de différencier le mot masîh, « messie », et le mot masîkh, « trompeur », qui désignent respectivement le Christ et l’Antéchrist.2

Nous souhaitons que ces chrétiens aient plutôt, pour le Christ de la seconde venue, le même discernement que Pierre lorsqu’il sut reconnaître le Christ de la première venue et à qui, selon l’Évangile, Jésus dit : « Tu es heureux, car ni la chair ni le sang ne t’ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux ». Mais nous craignons, avec Dante, que « maintes gens qui bien haut clament “Christ”, au Jugement seront de lui moins proches que tel gentil qui ne connaît le Christ » (formellement). Seul l’Esprit peut reconnaître l’Esprit.

Du côté musulman, nous craignons que l’on ne reconnaisse pas, dans un islam devenu purement formel, la manifestation ultime de l’Esprit divin à travers cette seconde venue du Christ. Dans un islam réduit, selon un hadith relatif à notre époque, « à un pur formalisme aux couleurs islamiques ». Dans un islam qui a oublié la présence bien réelle de Jésus et qui est plus attaché à la seule image historique, et même ethnique, du Prophète Muhammad qu’à sa Réalité prophétique de miséricorde universelle.

Alors que le Prophète lui-même donnait comme ultime injonction, à propos du Christ de la seconde venue : « Sachez le reconnaître ! » « Comment ferez-vous, dit le Prophète, lorsque le fils de Marie descendra parmi vous et que votre imam sera l’un des vôtres ? » alors que « les Arabes seront peu nombreux » et que « les gens de l’Occident seront fidèles à la Vérité jusqu’à la fin ».

C’est à partir du cadre de nos religions respectives qu’il nous appartient, selon la parole du Shaykh al-‘Alawi, un saint musulman considéré comme « christique », « d’élever notre esprit au-dessus de nous-mêmes », pour retrouver et manifester la Tradition unique et primordiale, que n’est autre que celle de Dieu l’Unique. Il nous appartient à tous, sans exclusive, à partir de notre propre Révélation, de retrouver la sincérité de notre enfance, lorsque nous étions véritablement soumis à Dieu, en toute transparence, et de trouver le véritable discernement de l’Esprit, en abandonnant nos conjectures individuelles, et en Lui demandant de nous guider vers les moyens nécessaires à notre salut et à notre réalisation.

Nous pourrons alors, si Dieu le veut, réaliser en Esprit et Vérité cette communauté unanime et autonome, qui n’est autre que celle des Élus ou de l’Élite de toutes les Révélations, cette communauté bien-guidée, sur laquelle descendra, à la fin, Jésus, l’Esprit royal de Dieu, qui y apposera le sceau de la Sainteté.

Jésus a élevé la relation entre Dieu et les hommes, et a appelé à la parfaite adoration en Esprit et en Vérité. Suivant une tradition, s’il subsiste encore, dans la Volonté de Dieu, une raison pour que le monde existe, c’est seulement à cause de la présence effective, ici-bas, de quelque saint. C’est précisément à cette sainteté qu’il faut aspirer pour bénéficier de la miséricorde divine toujours présente, et se préparer de la meilleure façon au jour du jugement, ce jour qui verra redescendre le Christ de la seconde venue pour juger toute l’humanité.


  1. René Guénon, Aperçus sur l’initiation, chap. XL, « Initiation sacerdotale et initiation royale », p. 258.
  2. René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, p. 266.

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