Les principes fondateurs de l’éthique en islam

Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni

07-01-2012

Il n’y a pas, dans la langue arabe utilisée par la pensée islamique depuis les origines, de mot correspondant exactement à ce ce que l’on entend par ethos, et « éthique ». Sans doute le terme qui s’en éloigne le moins, et qui a d’ailleurs été retenu dans la langue moderne, est-il celui de khuluq, qui désigne le « trait de caractère », puis, au pluriel akhlâq, l’ensemble des traits de caractère, les mœurs, donc le comportement moral, la morale et l’éthique, entendue d’abord au sens concret.1 Comme la racine khalaqa renvoie à l’idée de « création », le khuluq désigne l’ « inné », le beau don d’un noble trait de caractère que Dieu accorde à la naissance d’un de Ses serviteurs. Ce mot fait bien évidemment référence aux sources textuelles de l’islam, et en particulier à ces hadîths où le Prophète (sur lui la Paix et le Bénédiction de Dieu) rapporte qu’il a été envoyé pour parfaire « les nobles caractères » (makârim al-akhlâq), ou encore « la beauté des mœurs » (husn al-akhlâq). On lit aussi dans les recueils de hadîths cet enseignement selon lequel « chaque religion a son trait de caractère, le trait de caractère propre à l’islam, c’est al-hayâ’ (la modestie ou la pudeur) ». D’une certaine façon, on pourrait dire que l’éthique de l’islam est avant tout une éthique de la modestie, la modestie propre au serviteur face au Seigneur, puis au frère face au frère au sein de la société musulmane traditionnelle.

Mais le mot khuluq a d’autres occurrences textuelles qui permettent de comprendre qu’il ne renvoie pas à une morale « naturelle ». L’ordre prophétique est en effet de revêtir les traits de caractère de Dieu (at-takhalluq bi akhlâqi-Llâh). Alors, l’éthique est-elle tout entière d’inspiration divine ? Le Prophète disait de lui-même : « C’est Dieu qui m’a enseigné la courtoisie. Que ma courtoisie est belle ! » en utilisant le mot adab (plur. âdâb) qui désigne lui aussi les bonnes manières, le comportement, la politesse, mais dans le sens de l’éducation et de la science. L’adab se rapporte à l’éthique apprise et assimilée par un effort personnel, à l’ « acquis » par rapport à l’ « inné » du khuluq. Il ne faut pas s’étonner d’ailleurs que cette science de l’éthique vienne de Dieu, puisque le Prophète ne cessait de dire : « Ô mon Dieu, augmente ma science ». Chez le Prophète, la grâce de l’impeccabilité (‘içmah) vient recouvrir la nature spirituelle primordiale de l’homme (fitrah), comme la connaissance synthétique du qur’ân vient raviver le souvenir du pacte primordial (mîthâq). La « divine courtoisie » (al-adab al-ilâhî) consiste alors à revêtir l’ensemble des attributs divins. C’est pourquoi ‘A’ishah, l’épouse du Prophète, disait de lui que « son caractère était comme le Coran ».

L’éthique, dans la mesure où elle est ce qui permet à l’homme de rester humain, ne peut se passer d’une réponse à la question « qui est l’homme ? » Les hésitations de l’éthique actuelle sont des hésitations relatives à la réponse à apporter à cette question redoutable. Présenter les principes fondateurs de l’éthique en islam requiert donc d’aborder la question de l’anthropologie islamique, tout entière définie par le rapport de l’homme à Dieu. L’ « humanisme » de l’islam est donc quelque peu paradoxal, puisqu’il n’est pas centré sur l’homme, comme les humanismes modernes, mais sur le but de la vie humaine, qui est la connaissance de Dieu. La vision de l’homme que propose la tradition islamique repose d’abord sur un « mythe », l’histoire d’Adam et de sa compagne. Pour éviter tout malentendu, il faut rappeler immédiatement que le mythe représente le dernier énoncé symbolique qui peut être donné de la vérité, au seuil du mystère ineffable. Bien loin de la « démythologisation » propre à l’exégèse moderne, le commentaire traditionnel n’élucide pas le mythe ; il laisse ce dernier élucider, éclairer, illuminer le lecteur.

Le récit coranique relatif à la création d’Adam nous renseigne sur la vocation spirituelle de l’homme : « Ton Seigneur dit aux anges : Je vais placer un représentant (khalîfah) sur la Terre. »2 Ce représentant est l’homme mortel (bashar), créé « à partir de l’argile (tîn) »,3 c’est-à-dire de l’eau et du fin limon qui représentent respectivement l’aspect psychique et l’aspect physique de l’être humain, le corps et l’âme si étroitement liés dans l’individu (an-nafs) qu’ils constituent en quelque sorte les deux aspects d’une même réalité. Mais Dieu ne laisse pas ce corps-âme à l’abandon. Il y projette « de Son Souffle », ou « de Son Esprit » (min rûhî). Les anges se récrient alors : « Vas-Tu y placer quelqu’un qui y sèmera la corruption et y répandra le sang, alors que nous, nous célébrons Ta gloire et Ta louange, et nous proclamons Ta sainteté ? » Et Dieu répond : « Je sais ce que vous ne savez pas. »4 Les anges, qui ne peuvent pas ne pas adorer Dieu, se scandalisent de la nature argileuse de l’homme, de sa faiblesse constitutive lourde de conséquences. Or Dieu connaît le secret de l’homme pour y avoir placé de Son Esprit, c’est-à-dire pour l’avoir rendu capable d’une connaissance illimitée de Dieu, alors que les anges sont arrêtés à un degré de connaissance certes très élevé, mais par eux indépassable. L’homme partage son argile avec le reste du monde matériel et psychique, alors que sa réceptivité potentiellement illimitée à la connaissance accordée par Dieu le rend supérieur aux anges.

La nature originelle de l’homme (fitrah), agencé selon la « meilleure des dispositions (fî ahsani taqwîm) »5 est donc, dans son essence même, spirituelle, puisque, selon la tradition prophétique, « Dieu créa Adam selon Sa forme (‘alâ çûratiHi) »6 en lui communiquant de Son Esprit. La « forme » de Dieu, n’est pas, bien sûr, une forme physique. Elle désigne l’ensemble des Noms de Dieu que nous devons nous efforcer de « réaliser » en « revêtant les qualités divines » (at-takhalluq bi akhlâqi-Llâh) selon le mode qui nous est propre. Par exemple, le Nom divin « le Créateur » (al-Khâliq) nous définit comme créatures (makhlûqûn), « Celui qui pourvoit » (ar-Razzâq) fait de nous les bénéficiaires de la Providence (ar-rizq), et « Celui qui est digne de gloire et de louange » (al-Majîd al-Hamîd) nous incite à proclamer cette gloire et cette louange. Les Noms de Majesté exaltant la transcendance divine, comme « Celui qui proclame Sa propre Grandeur » ou « le Très-Contraignant » (al-Mutakabbir, al-Jabbâr), sont réservés à Dieu seul et correspondent à des vertus réalisées « négativement » par l’humilité et la servitude. En revanche, les Noms de Beauté proclamant la similitude divine, comme « le Charitable » ou « le Très-Doux » (al-Barr, ar-Ra’ûf), doivent être réalisés « positivement » par l’homme. Par les Noms de Dieu, nous Le connaissons et nous nous connaissons. Dans la mesure où c’est la lumière qui constitue le principe de la vision et de la connaissance, les Noms sont Lumière puisqu’ils nous éclairent sur Dieu et sur le monde. La nature primordiale de l’homme créé selon la forme de Dieu est la lumière prophétique recouverte de la Lumière de Dieu, « Lumière sur lumière » qui voile et dévoile, lampe « allumée à un arbre béni, un olivier qui n’est ni d’Orient, ni d’Occident, et dont l’huile brille presque sans que le feu ne la touche. »7

Dieu a ainsi confié à l’homme le « dépôt » (al-amânah) qui constitue sa particularité dans la création, et dont « le ciel, la terre et les montagnes n’ont pas voulu se charger. »8 Les commentateurs ont beaucoup écrit sur la nature de ce dépôt, qui est le propre de l’homme. S’agit-il de la raison, de la liberté, de la foi, ou, plus justement, de la possibilité de revêtir l’ensemble des noms divins, par l’accomplissement de la sainteté ? C’est notre vision de l’homme qui est ici en jeu. Pour l’islam, l’homme ne saurait être défini comme un « animal raisonnable », selon la formule proposée par Aristote. L’homme n’est pas seulement doué d’une activité cérébrale que ne possèdent pas les autres êtres vivants. Il est la créature façonnée selon la « forme » de Dieu, et faite pour la connaissance de Dieu qui se manifeste dans une vocation, d’abord à l’attestation, ensuite à la foi, et finalement à la certitude. Après avoir créé Adam, Dieu lui enseigne « tous les noms »9, c’est-à-dire les réalités essentielles des êtres sur lesquels il possède ainsi, par son intellect, la maîtrise. Les anges n’ont pas accès à ce savoir total. Dieu, dit le Coran, a ainsi «honoré les fils d’Adam » et leur a donné « la préférence sur beaucoup de ceux qu’[Il] a créés. »10

Après avoir créé Adam, Dieu intime aux anges l’ordre de se prosterner devant Son « représentant ». Malgré leurs protestations, les anges obéissent à Dieu, à l’exception de l’un d’entre eux, appelé Iblîs, qui s’enorgueillit et refuse. En fait, Iblîs préfère sa propre glorification de Dieu (tasbîh) à l’ordre direct et explicite de Dieu. Iblîs ne croit pas en l’homme. Il raisonne sur Dieu et sur lui-même : « Tu m’as créé de feu et lui d’argile » et en conclut par analogie qu’il est meilleur que l’homme. Pourtant Dieu a averti les anges : « Je sais ce que vous ne savez pas. »11 En prononçant « Allâhu Akbar », « Dieu est plus grand », Iblîs pense en fait, dans son for intérieur, qu’Iblîs est plus grand, puisqu’il se détermine de façon indépendante. En réalité, Iblîs ne croit pas davantage en Dieu, puisqu’il refuse d’obéir à l’ordre direct et explicite que Celui-ci lui donne. Iblîs préfère à Dieu l’idée qu’il se fait de Dieu, à travers la glorification qu’il Lui porte à sa manière. Sûr de son fait, il demande à Dieu de lui accorder un « délai » pour montrer à quel point l’homme est peu digne de confiance. Iblîs devient ainsi ash-Shaytân, l’ « adversaire » déclaré de l’homme, qu’il va s’efforcer de faire trébucher.

Dieu aurait pu refuser ce délai à Iblîs, mais Il le lui accorde parce qu’Il croit en l’homme. Dieu est bien al-Mu’min, « le Croyant », Celui qui fait confiance en l’homme, auprès duquel Il a mis le dépôt, celui de la foi et de la connaissance libres — ou relativement libres — rendues possibles par la forme des qualités divines. Comme, selon le hadîth, « le croyant est le miroir du croyant », Dieu le Croyant Se connaît Lui-même dans le miroir de Son serviteur croyant, de même que le serviteur se connaît dans le miroir de Dieu. L’Adversaire est en réalité sans pouvoir, sinon celui de suggérer à l’homme de ne pas respecter le dépôt placé. C’est pour cela qu’il est encore appelé « celui qui sussurre de mauvaises pensées et se dérobe (al-waswâs al-khannâs) ».

Dieu donne à Adam et à son épouse la connaissance dont ils ont besoin pour séjourner dans le Jardin : « Ô Adam, habite le Jardin, toi et ton épouse. Mangez de ses fruits partout où vous voudrez ; mais n’approchez pas de cet arbre, sinon vous seriez au nombre des injustes. »12 Et ailleurs : « Ô Adam, [Iblîs] est un ennemi pour toi et pour ton épouse. Qu’il ne vous fasse pas sortir tous deux du Jardin, sinon tu serais malheureux. Tu n’y auras pas faim ; tu n’y seras pas nu ; tu n’y auras pas soif ; tu n’y souffriras pas de la chaleur du soleil. »13 Mais Iblîs vient les tenter : « Ô Adam ! T’indiquerai-je l’Arbre de l’immortalité et un royaume qui ne périt pas ? »14 Alors qu’Adam et Eve sont justement dans ce royaume qui ne périt pas, ils commettent une erreur fatale d’appréciation qui provoque le premier acte de désobéissance, en mangeant du fruit de l’Arbre interdit. La faute initiale réside dans cet oubli de la vérité pourtant patente.

Les conséquences de leur acte sont immédiates : « leur nudité leur apparut ; ils déposèrent sur eux des feuilles du Jardin. Adam désobéit à son Seigneur, il était dans l’erreur. » Adam et Eve découvrent leur nudité (saw’ât), c’est-à-dire, étymologiquement, le « mal » (sû’) qui se trouve en eux, inhérent à la nature argileuse dont ils sont constitués. Dans le Jardin, Adam et Eve n’avaient conscience que du Souffle que Dieu avait mis en eux en les créant. L’Arbre (shajarah), c’est, étymologiquement, la source de la « divergence » qui apparaît dans la pousse des branches, la connaissance distinctive du mal et donc du bien, qu’Adam et Eve veulent s’approprier. Or Dieu seul est source de connaissance. Alors que Dieu venait juste de leur apprendre tout ce qui était nécessaire pour vivre dans le Jardin, voilà qu’Adam et son épouse préfèrent la connaissance inutile à la connaissance utile, la conscience du mal et du bien à la conscience du Souffle unifiant de Dieu. En commettant à chaque instant la même faute, nous sommes nous aussi jetés, comme Adam et Eve, dans le monde de la dualité. Après avoir perdu la connaissance de notre nature spirituelle dans la lumière de Dieu, nous prenons douloureusement conscience de notre nudité, cette fragilité de notre existence dans le silence glacé des espaces « infinis » qui nous entourent et nous emprisonnent.

La faute d’Adam et de sa compagne pose la question de la liberté humaine, l’une de celles qui ne peuvent recevoir de réponse sans ambiguïté. Si Dieu sait tout et peut tout, Lui qui est l’Omniscient et l’Omnipotent (al-‘Alîm al-Qâdir), Il connaît nécessaire-ment dans la permanence de l’éternité la réalité essentielle de notre vie aussi bien que les détails de son développement, dans ce qui apparaît pour nous comme la succession. Tout est donc fixé dans la Connaissance détenue par Dieu et « Il englobe tout par Sa connaissance ». Toutefois, nous n’avons pas accès à cette Connaissance divine, et, du point de vue de notre connaissance, nous avons, compte tenu de notre passé et à partir de notre présent, un choix, même limité, pour notre futur. Aussi Dieu dit-Il, alors qu’ « Il connaît toute chose »15 : « Nous vous éprouverons jusqu’à ce que Nous connaissions ceux qui luttent et ceux qui patientent. »16

C’est l’ordre créateur de Dieu, le « Sois ! » initial, qui, en amenant à l’existence les choses, les met en lumière. C’est aussi l’ordre de Dieu dans le jardin : « Ne vous approchez pas de l’arbre ! » qui permet à Adam et à sa compagne de vivre dans la lumière unifiante de Dieu. Pourtant, cette liberté requiert la possibilité d’un choix entre la connaissance et l’ignorance de l’ordre voulu par Dieu. L’acte de volonté — obéissance ou désobéissance — procède nécessairement d’un acte d’intelligence, celui du juste rapport entre le Seigneur et le serviteur. L’homme créé selon la forme des qualités de Dieu, et installé dans le jardin, est libre, plus exactement, relativement libre. Dieu seul est absolument libre et connaît l’ordre des choses qu’Il a décrétées. La liberté de l’homme est participation à la liberté de Dieu tant qu’il Lui obéit. Il était donc nécessaire que le premier homme pût faillir à sa mission pour être libre. Or c’est seulement la possibilité du mal qui rend l’homme libre, et non le mal lui-même, parce que la désobéissance, due à l’orgueil excité par la suggestion diabolique, l’assujettit aussitôt à sa passion. Autrement dit, nous sommes libres quand nous pouvons dire non au mal, en adhérant à l’ordre de Dieu ; à peine disons-nous oui au mal, dans un acte que nous croyons libre, et qui n’est en fait qu’arbitraire, que nous sommes aussitôt enchaînés aux conséquences de nos actes.

Ce qui est possible finit toujours par arriver, puisque Dieu manifeste tous les « possibles » contenus dans Sa connaissance. La désobéissance d’Adam était possible : elle dut advenir. La « chute » (al-hubût) — un mot connotant l’acte de faire un faux pas, de trébucher — est la conséquence de la révolte, qui procède de l’ignorance. Mais cette chute est suivie de repentance et Adam, le premier homme déchu, devient aussi, par une réparation providentielle, le premier prophète, puisque Dieu accepte de renouveler un pacte qui a été pourtant rompu de façon unilatérale : « Son Seigneur l’a ensuite élu ; il est revenu vers lui [notons que le sujet du verbe est ambigu : c’est tout à la fois Dieu qui revient vers l’homme et l’homme qui revient vers Dieu] et Il l’a dirigé. (Dieu) dit : “Descendez, tous les deux ensemble, du Jardin, ennemis les uns des autres. Une direction vous sera donnée de Ma part. Quiconque aura suivi Ma direction ne s’égarera pas et il ne sera pas malheureux.” »17

L’homme, créé par Dieu pour la connaissance de la vérité, refuse cette vérité : telle est la faute première dont découlent toutes les autres fautes. Dieu, dans Sa miséricorde, donne à l’homme, à travers la Révélation, les moyens de réparer cette faute : telle est la réparation qui rend possible toutes les autres réparations. Il n’y a donc pas de péché originel entachant toute l’humanité, mais une situation exemplaire qui montre tour à tour la faiblesse inhérente à la condition humaine, la faute (ithm), la repentance (tawbah), et, pour finir, la possibilité de réparation accordée à l’homme par Dieu et accueillie par l’homme. À peine Dieu a-t-Il prononcé son ordre de chute, et soustrait Adam et Eve à la béatitude du Jardin, qu’Il leur propose déjà Son aide et Sa direction en faisant descendre une révélation. Car l’homme ne peut se maintenir dans l’existence, fût-ce en tant qu’homme déchu, sans le secours divin.

Depuis lors, la perfection de l’homme n’est plus que potentielle, puisque celui-ci est désormais « injuste — ou obscurci — et ignorant (zhalûm jahûl) ».18 Mais Adam revient vers Son Seigneur qui Lui révèle une Direction (hudâ). Voilà ouverte une voie nouvelle pour la connaissance de Dieu. La « chute » de l’homme est obscurcissement. La « descente » (nuzûl) de la Révélation — sous la forme de paroles — vient apporter une nouvelle lumière selon un mode voisin de la chute, pour en corriger les effets. L’homme, qui a commis la faute de vouloir connaître le bien et le mal distinctement, en dehors de la lumière unifiante de Dieu qui est le respect de l’ordre divin — dans les deux sens du terme —, va pouvoir retourner providentiellement à Dieu par la distinction faite dans la Loi révélée entre le bien et le mal, entre ce qui rapproche de Dieu et ce qui en éloigne. La succession des prophètes depuis Adam renouvelle ce don providentiel. En ce bas monde, qui est celui des formes exclusives les unes des autres, notre connaissance de Dieu passe maintenant par des formes, mais des formes « révélées ». Parce qu’elles ont ainsi « perdu leur voile », ces formes ont retrouvé leur transparence symbolique disparue lors de la chute, et elles peuvent reconduire effectivement aux réalités spirituelles.

La vision de l’homme proposée par l’islam n’est pas « originale », puisque la révélation du Coran vient seulement rappeler des vérités éternelles partagées avec toutes les religions précédentes. Si chacune des Révélations possède des spécificités providentielles, les différences de dogmes et de rites ne sont pas, à proprement parler, « irréductibles » puisque celles-ci viennent de Dieu et y reconduisent. Il faut accepter le fait que les religions, au-delà même de leurs différences, soient liées dans une unité infrangible, en Dieu même qui en est la Source et le Terme.

Il existe dans le Coran un récit bref, mais lumineux, qui fonde en quelque sorte tout l’enseignement de l’islam sur Dieu, sur l’homme et sur la nature de leur relation. Le Coran relate l’événement du Pacte primordial (mîthâq) entre Dieu et les humanités à venir : « Quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam, Il les fit témoigner sur eux-mêmes : “Ne suis-Je pas votre Seigneur ?” Ils dirent : “Oui, nous en témoignons !” Cela afin que vous ne disiez pas, le jour de la résurrection : “nous n’étions pas au courant de cela.” »19 Nous avons donc commencé notre parcours de connaissance avant même notre venue en ce bas monde, en acquérant une connaissance de Dieu par la re-connaissance que Dieu est le seul Seigneur. Cet événement a trois conséquences considérables qui fondent la perspective islamique du dialogue inter-religieux.

D’abord, tous les hommes ont dit : « notre Seigneur est Dieu » et ont donc pour Dieu le même Dieu, le Dieu unique, dont le nom arabe est Allâh, mais qui Se fait appeler de nombreux noms dans toutes les Révélations.

Ensuite, tous les hommes ont répondu à la question posée par Dieu et possèdent donc, gravée au fond de leur cœur, une même connaissance qui constitue une unique nature spirituelle originelle. Quand nous avons tous répondu à l’unisson : « Oui ! Nous en témoignons », nous avons déjà été unis dans cette réponse commune, car seul l’Unique peut nous unir. Cette nature spirituelle fonde entre les hommes une fraternité profonde, au-delà de la fraternité confessionnelle avec leurs coreligionnaires, de la fraternité abrahamique avec les autres monothéistes, et même de la fraternité adamique. Car cette fraternité-là n’est pas génétique, mais métaphysique.

Enfin, comme la ligne droite est le plus court chemin entre les deux points, il n’existe en vérité qu’une façon, pour la nature spirituelle de l’homme, de rejoindre la réalité divine, et il n’y a donc, par essence, qu’une seule religion. Il ne saurait alors être question de se battre pour des raisons religieuses, puisque par delà la diversité apparente de nos Révélations, nous avons tous la même religion.

Puisque l’homme a accepté de se charger du dépôt de la foi, sa condition se caractérise non seulement par la dépendance, mais encore par la responsabilité. Nous avons tous, en effet, répondu à la question primordiale, avant le temps ; nous avons répondu « librement » à une question dont Dieu nous a « soufflé » la réponse. Cette question est en effet bien plus qu’un « enseignement » divin ; elle est don de l’être et participation à la glorification de Dieu. C’est pourquoi la réponse donnée nous rend responsables. Après la question primordiale, l’homme devra répondre devant son Seigneur à une question ultime, sur la façon dont il aura exercé cette charge. L’indépendance illusoire vis-à-vis de Dieu débouche sur une irresponsabilité qui sera en fin de compte tout aussi illusoire, parce qu’il faudra bien répondre à la question posée.

Si nous avions conservé cette conscience intime de l’unicité de Dieu, de l’unicité de la nature spirituelle de l’homme, et de l’unicité de la religion, il n’y aurait pas eu d’histoire. Mais combien d’hommes sont encore prêts à accepter cette triple évidence aux conséquences considérables, qui devrait pourtant nous rapprocher les uns des autres, en une fraternité véritable voulue par Dieu, bien davantage que tous les beaux discours ? Les évidences ne nous apparaissent plus telles, parce que l’homme est congénitalement oublieux. N’a-t-on pas rapproché le mot arabe qui signifie « homme » (insân) de la racine du verbe « oublier » (nasiya) ? À la lumière de la grâce, l’homme préfère l’obscurité du péché. Au savoir, l’homme préfère l’ignorance. À la prise de conscience de sa vocation spirituelle, l’homme préfère la négligence. En un mot, l’homme est un « infidèle », parce qu’il « efface » en lui le souvenir de Dieu. Telle est la signification étymologique du mot arabe qui signifie « infidélité » (kufr).

Ainsi l’appel de toutes les religions au retour actif et confiant vers Dieu est-il avant tout un rappel, une incitation à la réminiscence, le souvenir du témoignage que nous avons donnés avant même le commencement du temps, en cet instant d’éternité où nous avons tous reconnu notre dépendance totale vis-à-vis de Dieu. La « spécificité » de l’islam, en cette fin des temps, consiste seulement à rappeler ce message universel qu’il partage avec les « autres » religions. C’est pourquoi l’appel à Dieu parle de lui-même au cœur des hommes. Au sens premier du terme, cet appel n’est pas inouï. Les hommes l’ont déjà entendu. Encore faut-il qu’ils s’en souviennent. « Dis : “ceux qui savent et ceux qui ne savent pas sont-ils égaux ? Les hommes doués d’un cœur sont les seuls qui se remémorent.” »20

Même s’il n’en a pas conscience, l’homme n’a de sens que dans son rapport à Dieu. « Adore ton Seigneur jusqu’à ce que te vienne la certitude »,21 nous demande le Coran. Malgré les succès que l’homme a remportés dans sa démarche pour connaître la réalité immédiate et agir sur elle, sa vocation ultime est la connaissance de la Réalité transcendante qui est, dans le monothéisme, l’un des nombreux noms de Dieu. L’homme est humain parce que sa vocation est la connaissance transformante de Dieu. Telle est la plus haute réussite intellectuelle de l’homme — et il faut ici entendre le mot « intellectuel » en son sens fort, le sens médiéval, partagé par juifs, chrétiens et musulmans. Seule cette possibilité de connaissance de Dieu fonde une responsabilité authentique, ancrée dans l’espérance et la pratique du pardon. Car la connaissance de Dieu s’accomplit dans un au-delà de ce monde — qui est déjà présent d’une certaine façon — où nous ferons face à Dieu et où nous devrons répondre de nos actes. C’est bien cela qui nous rend « responsables » — au sens étymologique — et nous permet de comprendre et de respecter le « droit de Dieu » (haqq Allâh), le « droit de l’âme » (haqq an-nafs) et le « droit des autres hommes » (haqq an-nâs), pour reprendre la distinction traditionnelle en islam. Car, selon le hadîth, « aucun d’entre vous n’est croyant s’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour lui-même. »22 Faute de cette dimension verticale, l’ « éthique de la responsabilité » que nous appelons de nos vœux risque de se résumer à des querelles d’experts auprès des tribunaux.

Quand les représentants des religions parlent seulement d’éthique, on ne veut entendre dans leurs discours que de simples prédications moralistes. Aussi forte que soit la demande éthique, les religions ne peuvent faire seulement de l’éthique sans trahir le message spirituel et intellectuel qu’elles sont chargées de transmettre. La force de la demande éthique ne doit pas nous faire oublier la nécessité, plus impérieuse encore, de la demande spirituelle. De même que l’action doit être ancrée dans la contemplation — car, pour agir, il faut être — l’éthique doit être justifiée par la connaissance de la vérité. Or c’est justement à ce tournant que l’on attend les religions et que le dialogue inter-religieux prend toute sa portée. Tant de crimes ont été commis par des hommes soi-disant religieux, au nom de la vérité, nous rétorque-t-on. Il nous faut comprendre que le message authentique des religions diffère de celui des idéologies et des sectes, qui prétendent enfermer la vérité en un système clos, comme il nous faut accepter que la vérité ne nous appartient pas, parce que c’est nous qui appartenons à la Vérité, al-Haqq, qui est un nom de Dieu. C’est pourquoi toutes les religions sont vraies relativement aux communautés auxquelles elles s’adressent, parce qu’elles ont vocation à les amener effectivement vers la connaissance de la Vérité unique, Dieu Lui-même. En revanche, comme les dogmes et les rites, les formes des valeurs éthiques changent d’une religion à l’autre, parce que les hommes sont différents. « Nous n’avons envoyé de prophète qu’avec la langue de son peuple, afin qu’il l’éclaire »23, nous révèle Dieu dans le Coran.

A beaucoup de nos contemporains, il semblera que la vision de l’homme fait pour la connaissance transformante de Dieu, qui est proposée par toutes les religions orthodoxes, ne résout pas immédiatement les questions délicates posées par la nécessité d’une coexistence pacifique dans un monde toujours plus complexe. Comment passer des récits de la Bible, des Évangiles ou du Coran, à des règles pratiques qui permettront de nous déterminer face aux problèmes les plus concrets ? En fait, il y a là une difficulté qui provient de notre incurable idéalisme. Nous croyons pouvoir anticiper notre arrivée au terme du chemin alors que nous ne sommes pas encore partis. Dans leur acception la plus haute, les religions sont des « mystiques », au sens véritable du terme, c’est-à-dire des voies de connaissance du Mystère. Chacun peut — et, sans aucun doute, chacun doit — parcourir la voie qui est providentiellement la sienne, et seulement celle-là, par la pratique des rites, l’exercice des vertus, la méditation sur les enseignements et les dogmes de sa religion. C’est alors que se produira, s’il plaît à Dieu et selon le témoignage unanime des contemplatifs de toutes les religions, une transformation qui, en nous changeant, nous fera regarder le monde d’un autre regard. La voie de l’éthique, dans cette perspective, est donc d’abord la voie de la sainteté à laquelle nous sommes tous appelés.

La constitution d’une « éthique planétaire » risque d’être aussi utopique, voire aussi dangereuse, que celle d’une « religion planétaire » construite par l’homme en un effort individuel vers la transcendance, aussi louable soit-il. Ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions ? En revanche, le dialogue inter-religieux — auquel il faut, peut-être, préférer le terme d’entente ou de rencontre inter-religieuse — peut nous aider, providentiellement, à prendre conscience de notre vocation identique au salut et à la connaissance, et nous aider à éviter le double piège du repli identitaire et exclusiviste, et de la dissolution dans une vague religiosité syncrétique. Il se pourrait que se produise un événement inattendu : Et si la rencontre entre les religions, au seuil de l’eschatologie, ne finissait pas par manifester, non la fausseté de chacune d’entre elles, comme on pouvait le croire au siècle dernier, mais leur commune vérité, par la prise de conscience de leur identité métaphysique ? Divine surprise ! Mais est-ce vraiment une surprise pour « ceux qui se remémorent » ? C’est par le retour de chacun d’entre nous à la dimension spirituelle et intellectuelle authentique, au cœur de sa religion, que les problèmes éthiques considérables qui se posent à l’humanité, avec une urgence parfois dramatique, pourront être résolus, en quelque sorte, « par surcroît ».


  1. L’adjectif akhlâqî, dérivé du pluriel, signifie « moral » ou « éthique ».
  2. Cor. 2 : 30.
  3. Cor. 38 : 71.
  4. Cor. 2 : 30.
  5. Cor. 95 : 4.
  6. Bukhârî et Muslim.
  7. Cor. 24 : 35.
  8. Cor. 33 : 72.
  9. Cor. 2 : 31.
  10. Cor. 17 : 70.
  11. Cor. 2 : 31.
  12. Cor. 7 : 19.
  13. Cor. 20 : 117-119.
  14. Cor. 20 : 120.
  15. Cor. 2 : 29.
  16. Cor. 47 : 31.
  17. Cor. 20 : 121-123.
  18. Cor. 33 : 72.
  19. Cor. 2 : 130.
  20. Cor. 7 : 172.
  21. Cor. 15 : 99.
  22. Bukhârî et Muslim.
  23. Cor. 14 : 4.

Newsletter

Entrez votre adresse email pour vous inscrire.

Pour faire un don

Virement sur le compte bancaire Crédit Mutuel :

IBAN : FR76 1027 8090 7500 020 39290 104
BIC : CMCI FR 2A


Règlement par chèque bancaire à l’ordre de :

Institut des Hautes Études Islamiques
B.P. 136
05004 GAP CEDEX

Liens utiles

Nous contacter