L’alchimie du Bonheur

IHEI

27-09-2012

Comme nous l’avons entendu, l’Alchimie du Bonheur est un itinéraire de connaissance qui implique une transformation, de la réalité de l’existence individuelle à la réalité de cette « supra-personnalité », c’est-à-dire l’archétype selon lequel Dieu a façonné l’homme à Sa ressemblance.

Cet « homme universel », dont le modèle pour l’islam est le Prophète Muhammad, a parcouru des étapes de connaissance que Muhyîddîn Ibn ‘Arabî décrit comme des « transformations » véritables de l’être. Ce point est fondamental pour comprendre de quel type de connaissance nous parlons.

Une connaissance qui transforme n’est pas celle que nous sommes habitués à concevoir. Il ne s’agit, en effet, ni de connaissance mentale, ni de raison discursive ni encore moins de participation émotive, psychique ou animique. Il s’agit, au contraire, de pouvoir réaliser l’intégrité et la plénitude spirituelle de notre nature véritable, celle qui nous transcende, et dont la connaissance constitue le motif réel de la création divine, en partant de ce que nous sommes, à savoir de notre réalité ontologique qui fait de nous des êtres composés d’un corps, d’une âme et de l’esprit.

L’Occident moderne se méprend sur la nature de cette connaissance est confondant justement cette réalité tripartite, pour ne concevoir que la division, typiquement cartésienne, entre esprit et corps. En identifiant l’âme avec l’esprit, on confond le rationnel et le sentimental avec la catégorie du spirituel.

Cette confusion se répercute également sur ce que l’on comprend par connaissance mystique. Il ne peut exister en effet de mystique « rationnel » ou de mystique « sentimental » ; on ne peut non plus penser qu’un élan « mystique » puisse avoir quelque chose à voir avec une dimension psychique ou animique.

Dans l’exemple de l’Alchimie du Bonheur, on parle de deux cas : le premier cas est celui d’un « initié » à la voie intérieure, qui accepte de se soumettre à Dieu et à un guide, à un Maître, et à un Envoyé divin ; tandis que dans le second cas, la recherche de la connaissance est seulement une impulsion individuelle, rationnelle qui ne peut saisir ni imaginer qu’il y ait autre chose que la raison.

Ce second cas ne peut être défini comme « mystique » à moins de confondre la ratio avec l’esprit ; l’on ne peut non plus confondre le mystique avec un « émotif » ou un « sentimental », qui vit dans un état de réalité confuse.

D’autre part, on ne peut associer le mystique entendu comme celui qui vit des états spirituels à travers la participation momentanée à différents degrés de l’être, à un initié qui, à travers une voie intérieure, une méthode et une influence spirituelle, sous la guidance d’un Maître, parcourt des étapes de connaissance bien précises et stables.

La question que nous nous posons est la suivante : pouvons-nous concevoir qu’il existe encore la possibilité d’une initiation spirituelle, une voie intérieure de transformation et de connaissance, vers la réalisation de ce qui nous transcende ? Si notre dimension existentielle, marquée par des siècles de rationalisme philosophique ou d’analyse psychologique, nous limite à concevoir seulement l’âme et le corps, sans la perspective de l’esprit, lequel n’est plus que la projection d’un « je » idéaliste, en opposition au « monde corporel », la réponse à cette question sera sûrement négative, reflétant une conception de l’homme contraire à cet archétype de l’homme universel créé selon le modèle divin. C’est en effet le modèle divin qui contemple l’unité de tous les plans, esprit, âme et corps, lesquels constituent les éléments fondamentaux de l’ontologie humaine et de son rattachement à Dieu. Sans cette vision unitaire, on peut encore moins voir l’unité reliant les plans transcendant et immanent, mais surtout saisir la possibilité d’une connaissance supérieure, « métaphysique », fondée sur le fait que l’homme va bien au-delà du plan corporel, psychique ou rationnel. Dieu l’a doté d’une dimension supra-rationnelle, « intellectuelle », universelle, en un mot « spirituelle », dont la réalisation comporte une véritable alchimie où « connaissant » et « Connu » ne forment qu’une seule et même réalité.

Muhyîddîn Ibn ‘Arabî nous dit que « l’alchimie est une Science naturelle, spirituelle, divine. Nous la déclarons en effet une science divine, du fait qu’elle apporte la stable harmonie, la descente épiphanique et l’intime solidarité, et du fait qu’elle déploie les Noms divins qu’affecte le « Dénommé Unique ». »

Cette affirmation d’Ibn ‘Arabî nous indique que la voie spirituelle de la connaissance est un parcours d’acquisition des Réalités divines, dans laquelle se réalise d’abord l’équilibre hiérarchique entre esprit, âme et corps. Ces trois composantes ont leur raison d’être, mais il faut que l’âme et le corps soient subordonnés à l’esprit, soient soumis aux lois de la religion et à l’autorité de la Maîtrise. Suite à cette prédisposition du réceptacle, la manifestation de la réalité divine peut s’accomplir, en imprégnant le réceptacle qui peut par conséquent revêtir les qualités divines. La transformation alchimique correspond donc au passage du je individuel à la personnalité qui contient l’archétype de Ses qualités.

Pour retourner à l’exemple d’Ibn ‘Arabî, le philosophe, c’est-à-dire celui qui cherche la connaissance avec les seules forces de la raison individuelle, ne peut s’élever au niveau des états de l’être qui ne peuvent s’ouvrir que grâce à l’action céleste d’un « Envoyé » ou « Maître spirituel ». Le disciple qui se soumet à la religion et se met dans les mains de la Maîtrise est autorisé à accéder à la connaissance grâce à l’intercession du Maître qui le guide.

Illustrant le chemin respectif des deux pèlerins auprès d’Adam, Ibn ‘Arabî écrit :

Le disciple est accueilli par Adam qui lui souhaite bienvenue et l’installe à ses côtés. Le théoricien indépendant est reçu par l’entité spirituelle de la Lune qui l’installe chez elle. Aussitôt, le théoricien qui est l’hôte de la Lune voit qu’elle se trouve au service d’Adam, comme le vizir auquel Dieu a ordonné de lui être soumis. Il voit accumulée auprès de la Lune une profusion de sciences, mais dont le domaine est restreint aux contrées situées au-dessous d’elle, et il constate que la Lune n’a nulle connaissance de ce qui la surplombe, car de cela il ne reste qu’une faible trace dans les régions sous-jacentes. Il remarque alors qu’auprès d’Adam réside une connaissance de ce qui est au-dessous de la Lune, ainsi qu’une connaissance des localités supérieures placées au-dessus d’elle. Et le théoricien voit Adam en train de communiquer à son hôte (l’adepte) le savoir qu’il possède, et que la Lune est incapable de lui révéler, à lui. De plus, il apprend qu’Adam n’a accueilli l’adepte que grâce à l’intercession de cet Instructeur qui est le Prophète.

Il est évident qu’une telle connaissance, la connaissance adamique, universelle et élevée, est différente de la connaissance due à la réflexion lunaire, sous la coupe de l’individualité. Lorsqu’elle est réalisée dans son ascension à ce sommet de l’archétype céleste, elle comporte aussi une redescente, c’est-à-dire un rayonnement de cette vérité dans le monde manifesté. Cette redescente devient en quelque sorte une « mission » de redescente spirituelle dans laquelle on réalise alors que la réalité de ce monde est liée à la réalité « métaphysique », ou plutôt en fait partie intégrante, car le chemin de réalisation commence déjà dans le voyage terrestre, symbole imprégné de la vérité divine.

Pour voir l’unité des plans de la réalisation ascendante et descendante, il est intéressant de faire un parallèle avec le voyage céleste, le mi’raj du Prophète Muhammad. Par la volonté divine, celui-ci fut transporté par buraq, une créature céleste, en quelques instants d’abord de La Mecque à Jérusalem, puis il fut élevé de Jérusalem à travers les sept cieux et au-delà jusqu’à la distance de moins d’un tir d’arc de Dieu. Ensuite il redescendit à Jérusalem, et de Jérusalem à La Mecque. Durant le voyage de retour, le Prophète vit une caravane en chemin vers La Mecque. Ce serait une erreur de penser que la signification du voyage du Prophète se réduise seulement à l’ascension céleste à partir de Jérusalem. Outre une redescente des cieux vers Jérusalem, le voyage comprend également un déplacement horizontal, d’abord de la Mecque à Jérusalem, puis de Jérusalem à La Mecque. Le déplacement horizontal fait partie intégrante du voyage céleste, comme c’est le cas de la vision d’en haut de la caravane, laquelle ne constitue pas seulement la preuve de la vérité du récit du Prophète qui annonce par avance à ses compagnons l’arrivée de la caravane, mais représente aussi la simultanéité de l’accomplissement des réalités verticales et métaphysiques avec la dynamique horizontale de ce monde, lequel n’est pas indépendant mais est uni indissociablement des réalités transcendantes. La descente, ou la vie en ce monde, n’a pas une connotation négative, « sale », contaminée, ou impure par rapport à l’Autre monde, mais constitue déjà, ici sur terre, la réalité spirituelle. La métaphysique commence déjà dans le monde tangible et manifesté, et la réalité concrète n’est pas seulement une dimension illusoire relativement à la vérité de la dimension transcendante, mais représente un degré précis de réalité authentique et véritable si elle est rattachée au plan métaphysique. Le caractère illusoire du monde manifesté est seulement relatif à la scission par rapport à la réalité spirituelle.

De nos jours, la difficulté est de savoir unir transcendance et immanence dans la vie spirituelle. On assiste en effet à des idéalisations schizophréniques de l’esprit, avec des prétentions plus ou moins élitistes, sans sens de la réalité ; ou alors, à l’opposé, on attribue à ce monde et à ses lois contingentes une valeur absolue ; ou encore, dans le cas d’un comportement pseudo-religieux, c’est la perspective de l’égo qui prévaut, et non celle de la « personne » ou celle de la « dépersonnalisation ». Dans ce cas, la conception de Dieu est en fait une « dilatation » du je égocentrique et individuel. L’action en ce monde devient ainsi une « mission », vécue de façon plus ou moins exceptionnelle. Mais ce « missionnarisme » n’est qu’une pure illusion, contrairement à ce que nous disions précédemment à propos de la « redescente » spirituelle, laquelle n’est autre que l’expression vivante d’un ordre transcendant qui suppose une « ascension » préalable et qui constitue par conséquent une authentique mission sacrée, un sacrum facere.

La mission, la véritable mission, qui ontologiquement incomberait à tout homme, est celle de la vocation spirituelle et de la connaissance de la Vérité, qui ne peut s’actualiser qu’à travers les supports de la religion, exotériques et ésotériques, en réalisant le modèle de l’homme « universel », al-insan al-kamil, dont le Prophète est un exemple correspondant à l’archétype adamique selon lequel Dieu a façonné l’homme.

Mais comment cette « mission » spirituelle peut-elle s’effectuer ? Comment peut se réaliser cette alchimie vers le modèle originel de la création ? Comment s’actualise la seigneurie de l’Esprit sur l’âme et le corps ? Ibn ‘Arabî dit :

Apprends donc que tous les minéraux se ramènent à un archétype unique. Cet Archétype exige par essence d’être rattaché au rang de la perfection qui est l’« aureité ». Néanmoins, étant donné qu’il s’agit là d’un objet naturel provenant de l’influx de certains Noms divins dont les impacts sont de maintes espèces, cet Archétype est affecté, au cours de sa progression, de maux et de maladies causés par l’opposition des périodes et des natures inhérentes aux localités qu’il traverse – comme la nature chaude de l’été, la nature froide de l’hiver, la sécheresse de l’automne, l’humidité du printemps – et dues au gisement proprement dit, comme la minière, sa chaleur et sa froidure. En résumé, nombreux sont les maux (qui affectent l’archétype minéral). Quand un de ces maux prédomine sur celui-ci en certaines périodes, il se propage et se véhicule de phase en phase, faisant émerger l’archétype de la condition d’un cycle pour l’introduire dans celle d’un autre cycle.

Aujourd’hui, la différence substantielle entre une approche théorique et une approche « religieuse » est que la première ne peut croire qu’il existe quelque chose de différent d’elle et de sa ratio. Le théoricien ne peut croire qu’il existe une dimension « dorée » à laquelle il faut aspirer. En effet, il s’identifie avec son état, que l’on pourrait dire « ferreux », dans lequel il se trouve. Dans une telle situation, il ne conçoit pas que la guérison des imperfections de l’âme ne peut se faire que grâce à l’intervention guidée au sein même de la religion, c’est-à-dire dans le cadre de la Révélation et de la guidance spirituelle, laquelle l’aidera, en intervenant sur les maladies spécifiques de son âme, à retrouver son état originelle.

Si nous faisons un rapprochement avec les quatre sens que Dante distinguait dans les écritures saintes, le sens littéral, le sens allégorique, le sens moral et le sens anagogique, étymologiquement anagoghikos, qui « guide vers le haut », nous pouvons dire que le théoricien croit comprendre les trois premiers sens, sur l’idée d’une projection illusoire et mentale du quatrième sens, dont l’accès lui est fermé, en réalité. En effet, sans le « sens métaphysique » ou « spirituel », il ne saurait même y avoir de possibilité de comprendre la véritable portée des autres sens, littéral, allégorique et moral, lesquels ne sont pas en contradiction avec le sens anagogique, mais en représente la porte d’accès.

Dante écrit dans le deuxième livre du Convivio :

Le quatrième sens est le sens anagogique, c’est-à-dire qui surpasse le sens. C’est ce qui arrive lorsqu’on expose spirituellement une écriture qui, tout en étant vraie dans le sens littéral, signifie en outre les choses supérieures de la gloire éternelle comme on peut le voir dans le psaume du Prophète où il est dit que lorsque le peuple d’Israël sortit d’Égypte, la Judée fut rendue sainte et libre. Bien qu’il soit manifestement vrai qu’il en fut ainsi selon la lettre, ce qui s’entend spirituellement n’est pas moins vrai, à savoir que lorsque l’âme sort du péché elle est rendue sainte et libre dans sa puissance. Or, dans cette démonstration, le sens littéral doit toujours précéder les autres, comme étant celui dans la signification duquel tous les autres sont inclus, et celui sans lequel il serait impossible et irrationnel de comprendre les autres. Ceci est surtout le cas du sens allégorique, car dans toute chose qui a un dedans et un dehors on ne saurait pénétrer au dedans si auparavant on ne s’est pas approché du dehors.

La prétention vaine qui est celle de la pseudo-science et de la pseudo-mystique est de croire que l’on peut arriver là où seuls les instruments de Dieu, et les guides qu’Il a décrétés, peuvent conduire. Le théoricien ne peut parvenir ni à l’archétype selon lequel Dieu a façonné l’homme, ou à « l’aureité » de la science de l’alchimie, ni encore moins au sens profond et caché des vérités révélées dans la lettre des doctrines religieuses.

La réalisation ascendante précède la réalisation descendante, et prévoit la libération de tout ce que l’on peut définir comme des circonstances contingentes et des limitations individuelles, en passant toutefois par une forme et une méthode bien précis, et en retrouvant la véritable raison d’être de la réalité apparente, formelle ou matérielle, qui a en tout cas son degré de réalité.

Quand on entend parler de réalisation descendante, celle-ci est souvent entendue comme s’il s’agissait d’une redescente « sacrificielle » dans le monde horizontal et matériel, un monde « sale », contaminé, qui n’aurait rien à voir avec les sommets de la réalisation ascendante. Cette façon de voir est erronée, car les plans transcendant et immanent sont unis, et parce que la vie en ce monde constitue un « symbole » permettant d’accéder à la réalité « métaphysique ». De plus, dans la perspective « islamique », accepter le plan horizontal, c’est participer à une « contingence métaphysique », et non à une expérience matérielle ou banale.

Le Shaykh ‘Abd al-Wahid Yahya, René Guénon, nous rappelle :

De fait, il n’y a pas seulement les trois états représentés chez l’être humain par la veille, le songe et le sommet profond, lesquels correspondent respectivement à la manifestation corporelle, à la manifestation subtile et au non-manifesté ; il en est un quatrième, qui peut-être dit « ni manifesté ni non manifesté », puisqu’il est le principe de l’un et de l’autre, mais qui, pour cette raison, comprend tant le manifesté que le non manifesté.

C’est la totalité de l’être qui comporte la réalisation des deux. Il arrive, au contraire, que si, à la place de la réalisation descendante, il n’y a qu’une « dilatation » mentale illusoire, alors « l’idée » qui en découle de la réalisation descendante, est celle d’une dimension « infime » qu’il faut fuir et déprécier.

Tout cela nous semble très loin même de l’image du Prophète Muhammad, qui déjà pendant cette vie et en ce monde « allongeait la main pour cueillir les fruits du Paradis », et qui, durant son voyage céleste, a bien « vu » les abysses obscurs de l’enfer, sans qu’il ait à y descendre. Éviter la relation avec le monde inférieur est en réalité possible en prenant conscience, « d’en haut », de ses artifices, et, toujours en allant vers le Haut, on réussira à connaître la Réalité du monde supérieur et à en reconnaître les signes évidents durant notre vie en ce monde, in-sha'Allah.

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